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après avoir consulté un cadran niellé de fort bon goût.

— Il n’est pas tard, il peut venir encore ; — pourvu que Rudolph ne l’ait pas emmené jouer au Cercle ! se dit Amine à elle-même.

— On a bien remis ma lettre ? demanda Amine une demi-heure après.

— Oui, madame ; c’est Toby qui l’a portée.

— C’est singulier comme l’attente me rend nerveuse ! Faites-moi un verre d’eau et mettez-y trois gouttes de fleur d’oranger.

Annette obéit et posa devant sa maîtresse un plateau garni d’un verre à patte et d’une carafe en cristal de Bohême magnifiquement taillé et doré.

Amine but à peine une gorgée, et, dominée par l’impatience, elle se leva, alla à la fenêtre, et appuyant son front moite à la vitre, regarda dans la rue faiblement éclairée par des réverbères qui avaient trop compté sur la lune, ou par une lune qui avait trop compté sur les réverbères. Chaque ombre qui passait la faisait tressaillir, espérer et désespérer.

Un roulement de voiture, suivi d’un temps d’arrêt et d’un grincement du bouton de la sonnette que le silence de la nuit permettait d’entendre, lui causa une telle émotion qu’elle fut obligée d’appuyer la main sur son cœur pour en comprimer les battements.

C’était une femme de la maison qui rentrait.

On s’étonnera peut être de cette vivacité de sensations dans une femme blasée comme Amine, mais c’était une de ces natures que l’obstacle irrite. Dalberg serait venu, elle y aurait à peine fait attention, il ne venait pas, elle eût tout donné pour le voir. Amine avait la fantaisie de l’impossible. Dalberg, amoureux d’elle et libre, ne lui eût rien inspiré ; amoureux d’une autre, il lui paraissait l’homme le plus séduisant. Se substituer à une chaste image, à