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de reconnaître, à un bracelet d’or en cuivre orné de saphirs de verre bleu, quelque petite bâtarde on ne peut plus charmante, enlevée toute jeune et emmenée à Alger par des corsaires barbaresques. — Mais le pauvre comédien s’appartient si peu, il est si fatalement en proie au faux, qu’il ne peut pas même être lui en étant lui, il faut qu’il joue et toujours et sans cesse ; il ne peut pas essuyer cet horrible fard qui ronge ses couleurs naturelles et qui lui est entré dans la peau ; la souquenille de Scapin s’attache à son corps comme la robe de Déjanire au corps d’Hercule, et s’il boit une bouteille, non une de ces bouteilles de bois tourné dont il se verse des rasades à sec dans un gobelet sans fond, mais une sincère et joyeuse bouteille pleine de vin du bon Dieu, il ne peut en jeter insouciamment le bouchon comme tout le monde, il le ramasse et le serre dans sa poche pour se noircir les sourcils quand il fera le tyran ou le traître. — Quelle vie que celle-là ! où votre voix n’est pas à vous, où votre sourire et vos larmes ne vous appartiennent pas, où vous êtes forcé de cacher vos lis sous du plâtre, vos roses sous du rouge ; où, selon l’exigence du rôle, il faut que vous changiez vos beaux cheveux noirs contre une perruque de filasse ; où votre véritable nom est le seul nom dont on ne vous appelle jamais ; où la fantaisie d’un auteur peut vous obliger à délayer sur votre figure la réglisse destinée à guérir ce rhume que vous gagnâtes l’hiver dernier en jouant un Romain bras nus et jambes nues, par un froid de seize degrés. — Certes, après la condition d’amant d’une femme qui a des moustaches, la pire de toutes les conditions humaines est celle de comédien