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On voit par cette phrase que les Français avaient déjà la réputation, bien méritée du reste, de ne pas avoir la tête épique. — Quant à moi, je simplifierais la question en disant que les Français n’ont pas la tête poétique du tout. — Je sais bien que l’on me va jeter aussitôt cinquante noms à la figure et crier au paradoxe, mais rien au monde n’est plus véritable : tout ce qui est poésie et lyrisme répugne naturellement au public français, le public le plus indolent et le moins attentif qui soit. La poésie ne se comprend pas au premier coup ; il faut être dans un état d’âme particulier pour en bien percevoir les beautés, et le Français veut comprendre au premier coup et même sans avoir écouté. Tout ce qui est sur un ton un peu élevé, tout ce qui palpite et bat des ailes lui est par cela même suspect ; il est travaillé de la peur d’être ridicule en admirant une chose neuve ; il lui faut une clarté de verre, une limpidité d’eau filtrée, une exactitude géométrique, une grande sobriété d’ornements, car le moindre détail le distrait du fond. — Ce qu’il cherche avant tout dans toutes choses, c’est la fable, le sujet ; il veut savoir si le prince épousera la princesse ; contentez sa curiosité sur ce point important, et il vous tiendra quitte du reste : il ne supporte le commencement que dans l’espérance d’une fin prochaine. — Plus tôt vous arriverez, plus il vous en saura gré : pour atteindre ce bienheureux terme, jetez en route et les développements, et les préparations, et l’étude des mœurs, le costume, la couleur, la fantaisie, la forme, tout ce qui est l’art enfin, — il vous remerciera de ces sacrifices et battra des mains. Le Français n’est ni poétique, ni plastique ; il ne s’entend pas plus en statues