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nes, voluptueuses et fières créatures, aimant d’un égal amour l’or, le sang et les parfums, pâles comme l’ambre, souples comme le saule, fortes comme l’acier, le nez légèrement arqué, la lèvre dédaigneusement retroussée à ses coins et ayant l’air de faire fi, l’œil nageant et scintillant, les cheveux drus et crêpelés, les mains pleines de fossettes et presque royales, les doigts effilés plus blancs, que l’ivoire de l’éventail ; — le beau temps des belles courtisanes poétiques ! c’était le temps des balcons escaladés, des échelles de soie, des ballets et des mascarades ; de cette galanterie espagnole grave et folle à la fois, dévouée jusqu’à la niaiserie, ardente jusqu’à la férocité ; des sonnets et des petits vers, et des grands coups d’épée, et des grands rasades et du jeu effréné ; on jetait sa vie par la fenêtre, on semait son âme à tous les vents, comme si l’on n’eût su qu’en faire ; on se joue sur un coup de dé à toutes les minutes, on se bat pour soi, on sert de second aux autres plutôt que de rester les bras croisés ; quelqu’un vous regarde, vite un duel ; quelqu’un ne vous regarde pas, encore un duel ; l’un vous insulte, l’autre vous méprise : et tout cela sans forfanterie, avec un laisser-aller et une nonchalance admirable, comme s’il ne s’agissait d’autre chose que de boire un verre d’hypocras. Quel courage dépensé à rien ! — la monnaie de cent mille héros éparpillée aux coins des carrefours, le soir, sous quelque lanterne ! Cyrano trouva moyen de se faire nommer l’Intrépide par une société ainsi faite, lui, tout jeune homme, arrivé hier du Périgord, de chez un pauvre curé de campagne. — Magnifique début !