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sait d’y trouver le mot à rire. Il n’est pas besoin d’ajouter que quelque bonne botte poussée à fond apprenait bientôt à vivre au plaisant si elle ne le tuait pas. Jusqu’ici il n’y a rien à dire, tout homme doit faire respecter son nez, rien de mieux ; mais Cyrano, non content de tuer ou de blesser grièvement ceux qui ne paraissaient pas satisfaits de son appareil olfactif, voulut établir comme principe que tout le monde devrait avoir un grand nez, et que les camus étaient d’informes avortons, des créatures à peine ébauchées et dont la nature rougissait ; c’est dans le Voyage à la lune qu’il avance ce singulier paradoxe : aux états de la lune s’il naît un enfant camard, de peur qu’étant devenu grand il ne perpétue cette abominable difformité, on a soin de lui assurer une voix de soprano pour toute sa vie, et on le met en état d’entrer sans danger au sérail du grand seigneur. Le mérite se mesure à la longueur du nez ; — l’on est ou plus haut ou plus bas placé selon que l’on en a plus ou moins. Sans nez, selon Cyrano, point de valeur, point d’esprit, point de finesse, point de passion, rien de ce qui fait l’homme ; le nez est le siège de l’âme, c’est ce qui distingue l’homme de la brute, car aucun animal n’a le nez fait comme l’homme… Ah ! monsieur Savinien Cyrano de Bergerac ! il me semble que vous retournez un peu trop visiblement pour votre usage la fable du renard sans queue.

Je ne sais si la valeur de l’esprit et la passion dépendent de la configuration du nez : toujours est-il que Cyrano était vaillant, spirituel et passionné, et c’est la meilleure preuve qu’il put apporter de son système ; après cela reste à savoir s’il était vaillant, spirituel et passionné