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assister à un succès aussi colossal ! et que ses derniers moments durent être amers ! car il n’est pas, que je sache, de situation plus affreuse que celle d’un poète qui meurt ayant sur la conscience une édition qui ne s’est pas vendue et laissant un poème inédit que personne n’aura peut-être la pitié de faire imprimer. Le père Pierre de Saint-Louis, sans se laisser décourager par le peu de réussite de son premier ouvrage, avait vertueusement terminé son grand poème de l’Éliade, qu’on assure être beaucoup au-dessus de la Magdelaine. Il y travailla huit ans, un an de moins seulement qu’Horace n’en demande. Une telle opiniâtreté et un tel dévouement se rencontrent souvent chez des poètes, médiocres d’ailleurs ; car, ainsi que le dit avec tant de justesse Alfred de Musset,


La muse est toujours belle,
Même pour l’insensé, même pour l’impuissant ;
Car sa beauté pour nous c’est notre amour pour elle.


Un frère vint dans la cellule du père Pierre de Saint-Louis au moment où il allait mourir et emporta le manuscrit de l’Éliade. Il en traita secrètement à Lyon avec un libraire ; mais le supérieur des carmes, en ayant eu vent, s’y prit de telle manière que l’opération manqua, et l’ouvrage ne parut pas. Cette satisfaction fut refusée à la pauvre ombre du père Pierre de Saint-Louis, qui, s’il n’eut pas les qualités d’un véritable poète, eut du moins tous les diagnostics à quoi l’on reconnaît un attaqué du mal de poésie. Il était distrait, rêveur, d’humeur inquiète, et ne pouvait tenir dans la même place. Il était