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les cruautés de l’amour

puis noirs, et la mer s’assombrit comme le ciel. C’était la nuit tant redoutée ; le vent levé depuis quelques heures, devenait furieux. Les restes du navire filaient rapidement. J’eus peur d’être emporté par le vent ; j’entrai dans la cabine du capitaine, et m’appuyant près d’un débris de table, je cachai mon front dans ma main. Alors commença un supplice sans nom. Ahuri d’effroi, ballotté en tous sens par la houle, je me raidissais contre les brusques engloutissements du navire dans des gouffres d’où je ne me sentais pas remonter.

Il me semblait descendre les degrés d’un escalier gigantesque qui conduisait au tombeau. Malgré moi je me remémorais toute ma vie, j’en revoyais les scènes principales avec une netteté qui ne contribuait pas peu à m’épouvanter, car j’avais entendu dire que ce diorama rétrospectif passait devant les yeux des gens près de mourir de mort violente. Je pensais à mes amis, à ma famille un peu sermonneuse, à mon cheval favori, à un divan de ma chambre spécialement affectionné par moi ; et, pris subitement d’un attendrissement irrésistible, je me mis à pleurer à chaudes larmes. Puis, accablé de fatigue, affaibli par le jeûne, malgré le danger, malgré la mort qui me guettait, je m’endormis. Bienheureux sommeil ! car, dans cette nuit horrible j’aurais expiré de terreur.