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les cruautés de l’amour

ses mâts déchiquetés, dont les débris jonchaient le pont ; avec ses cordages rompus, qui rampaient comme des tronçons de serpents entre la chaudière effondrée et les bagages culbutés. J’étais pitoyable moi aussi, frisé, parfumé, élégant, au milieu de cette ruine menaçante et je me mis à pousser des gémissements et des cris, puis à appeler de toute la force de mes poumons. Appeler qui ? personne ne pouvait venir. Je devenais stupide. La peur me torturait affreusement. La peur est une sensation que vous ne connaissez sans doute pas, lecteur héroïque, mais qui n’est pas pour moi une étrangère ! Par elle, l’estomac se serre et devient froid comme si subitement un bloc de glace y était introduit, l’intérieur des mains devient humide, les jarrets ont des faiblesses inconnues et exécutent un trémolo rapide que les dents ne tardent pas à imiter, les doigts serrent fortement ce qu’ils tiennent tandis que les pieds se crispent, si les bottines le permettent.

Cependant je m’efforçais de résister à l’effroi, je tâchais de me rassurer :

Il est impossible, pensais-je, que je fasse réellement naufrage, et que je me noie sérieusement. Ces aventures peuvent arriver aux gens dont c’est le métier. Que ceux qui sont nés mousses, se noient capitaines ; c’est parfait. Mais à un homme bien