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COUPS D’ÉPÉE, COUPS DE BÂTON, ETC.

se trouver près de l’église à minuit : un carrosse l’attendra ; qu’il y monte et se laisse conduire. »

Avant que Léandre étonné eût eu le temps de répondre, le page s’était éclipsé, le laissant fort perplexe sur ce qu’il devait faire. Si le cœur lui bondissait de joie à l’idée d’une bonne fortune, les épaules lui frissonnaient au souvenir de la bastonnade reçue dans certain parc, au pied de la statue de l’Amour discret. Était-ce encore un piège tendu à sa vanité par quelque bourru jaloux de ses charmes ? Allait-il trouver au rendez-vous quelque mari forcené, l’épée à la main, prêt à le meurtrir et à lui couper la gorge ? Ces réflexions glaçaient prodigieusement son enthousiasme, car, nous l’avons dit, Léandre ne craignait rien, sinon les coups et la mort, comme Panurge. Cependant, s’il ne profitait pas de l’occasion qui se présentait si favorable et si romanesque, elle ne reviendrait peut-être jamais, et avec elle s’évanouirait le rêve de sa vie, ce rêve qui lui avait tant coûté en pommades, cosmétiques, linge et braveries. Puis la belle inconnue, s’il ne venait pas, le soupçonnerait de lâcheté, chose par trop horrible à penser, et qui donnerait du cœur au ventre des plus couards. Cette idée insupportable détermina Léandre. « Mais, se dit-il, si cette belle pour qui je vais m’exposer à me faire rompre les os et jeter en quelque oubliette, allait être une douairière plâtrée de fard et de céruse, avec des cheveux et des dents postiches ? Il ne manque pas de ces chaudes vieilles, de ces goules d’amour qui, différentes des goules de cimetière, aiment à se repaître de