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LES CHOSES SE COMPLIQUENT.

se dissipe. Moi-même je commençais à m’ennuyer. J’avais bien souvent désiré d’être aimée d’un grand, d’avoir de riches toilettes, de vivre sans souci dans les recherches et les délicatesses du luxe, et souvent il m’était arrivé de maudire ce sort rigoureux qui me forçait d’errer de bourg en ville, sur une charrette, suant l’été, gelant l’hiver, pour faire mon métier de baladine. J’attendais une occasion d’en finir avec cette vie misérable, ne me doutant pas que c’était ma vie propre, ma raison d’être, mon talent, ma poésie, mon charme et mon lustre particulier. Sans ce rayon d’art qui me dore un peu, je ne serais qu’une drôlesse vulgaire comme tant d’autres. Thalie, déesse vierge, me sauvegarde de sa livrée, et les vers des poëtes, charbons de feu, touchant mes lèvres, les purifient de plus d’un baiser lascif et mignard. Mon séjour dans le pavillon du marquis m’éclaira. Je compris que ce brave gentilhomme n’était pas épris seulement de mes yeux, de mes dents, de ma peau, mais bien de cette petite étincelle qui brille en moi et me fait applaudir. Un beau matin je lui signifiai tout net que je voulais reprendre ma volée et que cela ne me convenait point d’être à perpétuité la maîtresse d’un seigneur : que la première venue pouvait bien le faire et qu’il m’octroyât gracieusement mon congé, lui affirmant d’ailleurs que je l’aimais bien et que j’étais parfaitement reconnaissante de ses bontés. Le marquis parut d’abord surpris mais non fâché, et après avoir réfléchi quelque peu, il dit : « Qu’allez-vous-faire, mignonne ? » Je lui répondis : « Rattraper en route la troupe d’Hé-