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LE CAPITAINE FRACASSE.

au dire des médecins, proviennent de l’entassement du populaire en mêmes lieux. J’ai bien peur, si cela continue, que notre capitaine Fracasse ne débute pas de sitôt. »

Pendant ces propos, le jour baissait rapidement, et sous un épais rideau de nuages plombés on distinguait à peine une faible lueur rougeâtre indiquant la place où le soleil se couchait, ennuyé d’éclairer ce paysage livide et maussade ponctué de corbeaux.

Un vent glacial avait durci et miroité la neige. Le pauvre vieux cheval n’avançait qu’avec une peine extrême ; à la moindre pente ses sabots glissaient, et il avait beau roidir comme des piquets ses jambes couronnées, s’affaisser sur sa croupe maigre, le poids de la voiture le poussait en avant, bien que Scapin marchant près de lui le soutînt de la bride. Malgré le froid, la sueur ruisselait sur ses membres débiles et ses côtes décharnées, battue en écume blanche par le frottement des harnais. Ses poumons haletaient comme des soufflets de forge. Des effarements mystérieux dilataient ses yeux bleuâtres qui semblaient voir des fantômes, et parfois il essayait de se détourner comme arrêté par un obstacle invisible. Sa carcasse vacillante et comme prise d’ivresse donnait tantôt contre un brancard, tantôt contre l’autre. Il élevait la tête découvrant ses gencives, puis il la baissait comme s’il eût voulu mordre la neige. Son heure était arrivée, il agonisait debout en brave cheval qu’il avait été. Enfin il s’abattit et, lançant une faible ruade défensive à l’adresse de la Mort, il s’allongea sur le flanc pour ne plus se relever.