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LE CAPITAINE FRACASSE.

plaît, grâce à notre garde-robe où sont tous nos royaumes, patrimoines et seigneuries, nous prenons l’apparence de princes, hauts barons, gentilshommes de fière allure et de galante mine. Pour quelques heures nous égalons en bravoure d’ajustements ceux qui s’en piquent le plus : les blondins et petits-maîtres imitent nos élégances empruntées que de fausses ils font réelles, substituant le drap fin à la serge, l’or au clinquant, le diamant à la marcassite, car le théâtre est école de mœurs et académie de la mode. En ma qualité de costumier de la troupe, je sais faire d’un pleutre un Alexandre, d’un pauvre diable recru de fortune un riche seigneur, d’une coureuse une grande dame, et, si vous ne le trouvez point mauvais, j’userai de mon industrie à votre endroit. Puisque vous avez bien voulu suivre notre sort vagabond, usez du moins de nos ressources. Quittez cette livrée de mélancolie et de misère qui obombre vos avantages naturels et vous inspire une injuste défiance de vous-même. J’ai précisément en réserve dans un coffre un habit fort propre en velours noir avec des rubans feu, qui ne sent point son théâtre et que pourrait porter un homme de cour, car c’est aujourd’hui une fantaisie fréquente chez les auteurs et poëtes de mettre à la scène des aventures du temps, sous noms supposés, qui exigent des habits d’honnêtes gens et non de baladins extravagamment déguisés à l’antique ou à la romanesque. J’ai la chemisette, les bas de soie, les souliers à bouffettes, le manteau, tous les accessoires du costume qui semble taillé exprès sur votre moule