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HISTOIRE D’UN POËME NATIONAL

ailleurs que la foi de nos épiques est toute simple et tout enfantine, quelquefois superstitieuse et souvent ignorante. Mais nous ne saurions trop le répéter : nos Chansons de geste, qui sont peut-être depuis Homère les premiers poëmes sincèrement populaires, attestent hautement que le dogme de l’unité d’un Dieu personnel était devenu chez nous une croyance universelle et banale[1]. Aucune épopée nationale n’avait encore arboré ce beau drapeau du monothéisme : c’est l’éternel honneur de la Chanson de Roland et de nos vieux poëmes, et l’on ne pourra jamais le leur ravir. Notez qu’on y affirme, avec la même naïveté, la foi à la Providence, au miracle, et surtout à la vie future. Puis, l’âme humaine a très-évidemment été agrandie par la Religion nouvelle. La Chevalerie, soupçonnée par le Ramayana, apparaît décidément comme la Force armée au service de la Justice et de la Vérité désarmées. Charlemagne et Roland ne prennent les armes, ne combattent que pour Dieu, et la guerre n’a point d’autre but que de défendre Jésus-Christ, les faibles et les petits… L’amour de l’homme pour la femme n’a pas, dans nos plus vieux poëmes, un caractère énervant ni même gracieux : il est chaste, et la

  1. Nous avons ailleurs développé très-longuement cette doctrine, (L’Idée religieuse dans la poésie épique du moyen âge, 1868, in-8o, p. 8 et ss). Voici quelles étaient nos conclusions : « Plusieurs fois, disions-nous, nous avons eu lieu, dans le cours de ce travail, de comparer l’Épopée française avec l’Épopée grecque et indienne. Nous nous sommes particulièrement demandé ce que ces différentes poésies avaient pensé de Dieu, avaient pensé de l’homme ; cette comparaison a tourné tout entière à l’avantage de nos Chansons épiques. Chez les Grecs, nous avons eu la douleur de constater un polythéisme révoltant et ridicule, à côté d’un fatalisme dont le bon sens d’Homère n’a pas triomphé complètement. Chez les Indiens, ce sont bien d’autres ténèbres : un panthéisme monstrueux, un polythéisme dégradant, des obscurités laides, et, pour couronner tant d’erreurs haïssables, le dogme niais et honteux de la métempsycose. C’en est assez, et, avant même de pousser plus loin cet utile parallèle, nous avons le droit de proclamer cet axiome, résultat d’un long et impartial examen : « Au point de vue religieux et philosophique, nos Épopées ont sur celles de la Grèce et de Rome une supériorité incontestable. La raison n’en est pas difficile à trouver : c’est qu’elles sont chrétiennes. » p. 78)