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Grâce à cette ignorance, Fortunio gouvernait ce petit monde aussi despotiquement que s’il eût été au milieu des Indes.

Il passait là des journées entières, dans une immobilité complète, assis sur une pile de carreaux et les pieds appuyés sur une de ses femmes, suivant d’un regard nonchalant les spirales bleuâtres de la fumée de son hooka.

Il se plongeait délicieusement dans cet abrutissement voluptueux si cher aux Orientaux, et qui est le plus grand bonheur qu’on puisse goûter sur terre, puisqu’il est l’oubli parfait de toute chose humaine.

Des rêveries somnolentes et vagues caressaient son front à demi penché du tiède duvet de leurs ailes ; des mirages étincelants papillotaient devant ses yeux assoupis.

Du large calice des grandes fleurs indiennes, urnes et cassolettes naturelles, s’élevaient des senteurs sauvages et pénétrantes, des parfums âcres et violents, capables d’enivrer comme le vin ou l’opium ; des jets d’eau de rose s’élançaient jusqu’au linteau sculpté des arcades et retombaient en pluie fine sur leurs vasques de cristal de roche, avec un murmure d’harmonica ; pour surcroît de magnificence, le soleil, illuminant les vitres de la voûte faisait un ciel de diamant à ce palais d’or.

C’était un conte de fées réalisé.

On était à deux mille lieues de Paris, en plein