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félicité parfaite ! dîner en tête-à-tête avec le Fortunio impalpable, être servie par lui dans sa retraite inconnue à tous, être vengée d’une façon aussi splendide des petits airs compatissants de Phébé et d’Arabelle, et peut-être, ― tout à l’heure, ― idée voluptueuse et charmante à laquelle on n’osait trop s’arrêter, — poser sa tête sur cette belle poitrine, solide et blanche, et nouer ses bras autour de ce cou, si rond et si pur !

Fortunio était aux petits soins pour elle, et il lui disait, avec cet air grand seigneur et presque royal qui lui était naturel, des choses d’une grâce et d’une délicatesse exquises.

Nous aurions bien voulu rapporter cette conversation étincelante, mais nous ne le pouvons sans afficher un orgueil intolérable ; en romancier consciencieux, nous avons fabriqué un héros si parfait, que nous n’osons pas nous en servir. Nous éprouvons à peu près le même embarras, ― si parva licet componere magnis, ― que dut éprouver Milton lorsqu’il avait à faire parler le bon Dieu dans son admirable poème du Paradis perdu ; nous ne trouvons rien d’assez beau, d’assez splendide. Le cours de la narration nous force en outre à des phrases de cette nature : « À cette spirituelle saillie de Fortunio, un délicieux sourire illumina la bouche de Musidora. » Il est de toute nécessité que la saillie soit spirituelle, ou tout au moins en ait l’air, ce qui est déjà fort difficile. Il y aussi une situation bien