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la junon.

l’eau sans se briser, quand le ciel fut devenu pur et qu’un soleil dévorant, un soleil de l’équateur eut brûlé nos fronts et desséché nos lèvres, alors on commença à éprouver les souffrances de la faim et surtout celles bien autrement sensibles de la soif.

Il y avait déjà cinq jours que nous flottions entre le ciel et l’eau, le corps glacé la nuit et brûlé le jour, le gosier sec et le ventre vide, cherchant dans le sommeil un soulagement à nos douleurs, quand mon estomac m’avertit qu’il ne pouvait plus attendre.

La mort est effrayante sur un champ de bataille, quand, seul, étendu parmi les morts, vous attendez quelquefois en vain qu’on vienne vous secourir, et que vous succombez, écrasé par les pieds des fuyards ou les roues des attelages de canons en retraite. C’est le sort du soldat. La mort est terrible quand la mitraille pleut sur le vaisseau et qu’on sent la membrure craquer de toute part, le flot envahir le pont et balayer morts, blessés et vivants. C’est le sort du marin. Mais, mourir de faim, suspendu à un cordage ou à une vergue, c’est épouvantable. Aussi, je comprenais le suicide de ceux qui étaient las de souffrir. Malgré cela, j’avais toujours de l’espoir. Le vaisseau marchait poussé par le vent et roulé par les lames. Qui sait si nous n’atteindrions pas la terre, ou si une voile ne nous rencontrerait pas ?

Mais pour vivre jusque-là, fût-ce un jour, fût-ce une heure, sans manger ni boire, comment faire ? On m’avait souvent raconté que des naufragés qui s’étaient trouvés dans la même position que nous, avaient été soulagés en s’enveloppant tour à tour d’une couverture trempée d’eau de mer. La peau, tout en laissant le sel à la surface, absorbait la fraîcheur de l’eau, ce qui calmait en même temps la faim et la soif. Il ne coûtait rien d’essayer.

Je défis mon gilet de flanelle, et à l’aide d’un fil de caret, je le trempai dans la mer et le revêtis, l’ôtant quand il était sec, le trempant de nouveau et le revêtissant encore. Les autres m’imitèrent et ma foi nous en éprouvâmes un soulagement réel.