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six semaines dans un phare.

mieux que je ne me connaissais moi-même, et à la seule pensée qu’un Français pût trahir la France, je me serais révolté contre l’univers entier.

Puisque je fais ma confession sincère, j’ajouterai que le plus grand tort des officiers était à mes yeux de me reprocher mon ivrognerie et de m’empêcher de boire. Et quand l’ivresse, entretenue à dessein par mon faux ami, était à son comble, je me disais que, s’ils n’étaient plus là, je pourrais boire à mon aise. Jugez de mon état d’abrutissement et de la terrible position dans laquelle je me trouvais. Mais le Rouget, sur lequel, comme je vous l’ai dit, la boisson avait peu de prise et qui feignait l’ivresse pour mieux déjouer les complots de ceux en qui il avait deviné des traîtres, veillait sur moi, et c’est ce qui me sauva, en le perdant, le pauvre !…

Un matin, la vigie signala au large un de ces grands bateaux indiens dont la rapidité tient du prodige et qu’on appelle Praw. Il ventait petit frais, la brise de large commençait à régner et l’embarcation signalée tenait notre route.

— Nous sommes sauvés, me glissa le Génois dans l’oreille, je reconnais cette embarcation ; c’est celle du gouverneur, qui a deviné en nous des bandits et des pirates et nous fait la chasse.

— Laisse arriver ! fis-je.

— Pour nous faire massacrer, ma foi non. Mieux vaut empêcher la défense. Nous forcerons ainsi le bandit à se rendre, et nous y gagnerons de ne pas être pendus et d’avoir une part dans le magot.

— Ah ! tu crois ! répondis-je hébété. Alors que faut-il faire ?

— Viens avec moi.

Je le suivis en jetant un regard de défi sur le second, qui aurait bien voulu entendre ce que nous disions. Je sus plus tard que le Rouget s’était chargé de le lui dire, en promettant de veiller sur nous.