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rabamor.

choc pouvait nous précipiter. Alors, sans hésitation, sans réflexion surtout, j’ôtai mes souliers et je bondis vers le tronc d’arbre.

Le bijoutier fit sur le pont un saut de tigre pour faire remuer le pont mouvant ; mais, irrité jusqu’à la furie, j’arrivai sur lui avec la rapidité que met un éclair à courir le long d’une barre de fer. La violence de notre rencontre nous fit perdre l’équilibre, et nous tombâmes ensemble. Mon adversaire fit l’effort surhumain de se retenir et voulut m’entraîner avec lui dans l’abîme. Sa fureur le servit mal, il se saisit de ma veste qui flottait, elle lui resta dans la main et il tomba lourdement dans le gouffre. J’étais resté sur le tronc, mes jambes se croisèrent autour de lui, mes bras l’enlacèrent, et, reprenant peu à peu mon sang-froid, je me glissai à plat ventre sur ce pont dangereux et j’arrivai enfin sur le sol, où je tombai presque mourant. Malgré moi, mes regards étaient attirés vers l’abîme où les rayons de la lune éclairaient une mare de boue et de sable dans laquelle se tordait le bijoutier en faisant entendre des gémissements qui troublaient le silence de la nuit. Je ne pus en supporter davantage, et, bien que j’eusse le poignet foulé, je résolus de lui porter secours. Mais ce fut inutile, car quelques minutes suffirent pour que le malheureux qui s’enfonçait dans la boue y disparût complètement. Tout était fini, une sueur glacée perla à mon front, j’avais la fièvre, et je crois n’avoir jamais éprouvé de plus grande douleur que celle qui oppressa mon cœur, quand je vis disparaître l’infortuné qui me devait sa triste fin.

Tout à coup, j’entendis des coups de feu et des balles siffler à mes oreilles. De l’autre côté du pont étaient les soldats anglais qui, lancés à ma poursuite, avaient fini par me découvrir. Je me glissai comme un serpent sur le talus et me laissai aller de l’autre côté qui allait en pente douce jusqu’au rivage. Là, je vis une barque de pêcheurs en mer, et, bien que fatigué, je me mis résolument à la nage pour l’aborder.