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JE SAIS TOUT

— Je n’ai pas peur, Taterley, dit-elle, mais je me sens de plus en plus faible. Écoutez, je ne le lui dis jamais, mais je donnerais… je ne sais pas ce que je donnerais pour m’en aller loin de cette triste chambre, loin des rues sombres. Ne me trouvez-vous pas bien égoïste ?

— Ah ! non, Dieu sait que vous ne l’êtes pas, ma chère enfant, dit Taterley d’une voix enrouée par l’émotion.

— Nous devrions être si heureux ! Nous avons été si heureux, continua-t-elle. Ça a été comme un conte de fée, malgré toutes nos misères. Seulement, je m’effraie, parfois, le monde me semble dur et nous sommes jeunes et bien désarmés, Taterley. Je veux guérir et vivre, pour l’amour de mon Donald.

— Chut ! Chut ! pour l’amour de Dieu, ma petite enfant, dit Taterley en se jetant à genoux à côté d’elle et en se couvrant le visage de ses mains tremblantes.

— Là, là, je vous ai effrayé, dit Ella avec un petit rire faible, en passant sa main légère sur la tête de Taterley. Vous êtes tous deux si bons pour moi, vous m’aimez tant, vous et Donald, que je m’en veux d’être là inutile, à vous tracasser. Mais tout s’arrangera, Taterley, mon cher, n’est-ce pas ? tout s’arrangera.

Elle prit le vieux visage de Taterley dans ses mains et lui sourit. Il y avait dans sa voix un petit accent de doute qui serra le cœur de Taterley.

— Oui, tout doit s’arranger bientôt, dit-il à voix basse.

Caleb Fry se promena dans les rues pendant toute la journée. Il avait faim, il était harassé, mille pensées contraires se présentaient à lui, incessantes, se succédant obsédantes, pour revenir sans cesse dans sa hantise.

— Les voir heureux, sans tracas, pensait-il. Savoir qu’aucun malheur ne peut les atteindre. Leur rendre ce qu’ils auraient dû avoir.

Et, maintenant, pour tout cela, il est trop tard ! Caleb s’arrêta et hocha la tête.

Qui le croirait, qui comprendrait les motifs de son silence ? Et eux, voudraient-ils accepter quelque chose de ce Caleb Fry ? Non, tout ce qui peut être fait doit l’être par Taterley. Qu’aurait fait Taterley ?

Cette éternelle question le rappela à lui-même. Il revint à l’atelier, plongé dans ses profondes réflexions, mais d’un pas plus décidé. Taterley était un être irresponsable, qui ne pouvait agir que par impulsion : Caleb sourit à cette pensée.

Il resta assis en compagnie de Donald, dans l’obscurité, causant à voix basse, le jeune homme presque inconscient, avouant tout le trouble de son âme.

— Ce spectacle me tue de la voir étendue là, si douce, si tendre, si brave, sachant que je ne puis rien. J’ai autant d’audace et de fermeté que les autres hommes, mais devant elle, Taterley, je commence à perdre courage.

— Non, non, il ne faut pas dire cela, fit Taterley en tendant la main vers lui. Donald prit cette main et la tint serrée dans la sienne.

— Je ne puis m’empêcher de penser quelquefois, continua le jeune homme, combien tout eût été différent, si mon oncle avait tenu ses promesses. Je n’ai peut-être pas le droit de le dire ; sans doute, je ne devrais dépendre que de moi-même, mais je ne puis m’empêcher de me souvenir qu’il a aussi ruiné le père d’Ella et l’a laissée sans ressources.

Il se leva, se promena dans la pièce, parlant à mi-voix pour ne pas réveiller Ella.

— Je me demande s’il est possible que votre misérable vieux maître sache ce que nous savons, qu’il sache tout ce que nous avons souffert. Caleb était immobile, respirant à peine.

— Je crois qu’il doit le savoir et il le regrette peut-être.