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Le comte de Trémorel ne répondit que par un gémissement.

Les paroles terribles de cet homme mourant tombaient sur sa conscience plus cruelles que des soufflets sur sa joue.

— Voilà, Berthe, continuait Sauvresy, voilà l’homme que tu m’as préféré, pour lequel tu m’as trahi. Tu ne m’as jamais aimé, moi, je le reconnais maintenant, jamais ton cœur ne m’a appartenu. Et moi je t’aimais tant !…

Du jour où je t’ai vue, tu es devenue mon unique pensée, ou plutôt ma pensée même, comme si ton cœur à toi eût battu à la place du mien.

En toi tout m’était cher et précieux. J’adorais tes caprices, tes fantaisies, j’adorais jusqu’à tes défauts. Il n’est rien que je n’eusse entrepris pour un de tes sourires, pour me faire dire : merci ! entre deux baisers. Tu ne sais donc pas, que bien des années après notre mariage, ce m’était encore un bonheur, une fête, de m’éveiller le premier pour te regarder dormir d’un sommeil d’enfant, pour admirer, pour toucher tes beaux cheveux blonds épandus sur la batiste des oreillers. Berthe !…

Il s’attendrissait au souvenir de ces félicités passées, de ces jouissances immatérielles à force d’être profondes, et qui ne reviendraient plus.

Il oubliait leur présence, la trahison infâme, le poison.

Il oubliait qu’il allait mourir assassiné par cette femme tant aimée, et ses yeux s’emplissaient de larmes, sa voix s’étouffait dans sa gorge ; il s’arrêta.

Plus immobile et plus blanche que le marbre, Berthe écoutait, essayant de pénétrer le sens de cette scène.

— Il est donc vrai reprit le malade, que ces beaux yeux limpides éclairent une âme de boue ! Ah ! qui n’eût été trompé comme moi ! Berthe, à quoi rêvais-tu lorsque tu t’endormais bercée entre mes bras ? quelles chimères caressait ta folie ?

Trémorel est arrivé, et tu as cru voir en lui l’idéal de tes songes. Tu admirais les rides précoces du viveur épuisé, comme le sceau fatal qui marque le front de l’ar-