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LE DÉFRICHEUR

« Ô ma bonne mère ! si vous aviez connu alors tout ce que je souffrais, comme vous auriez pleuré ! Mais je me suis toujours soigneusement gardé de faire connaître mon état de gêne à mes parents ; ils ignorent encore toutes les anxiétés qui m’ont accablé, tous les déboires que j’ai essuyés. Que veux-tu ? je connais leur bon cœur ; ils auraient hypothéqué leurs propriétés pour me tirer d’embarras, et que seraient devenu leurs autres enfants ?

« Oh ! combien de fois j’ai désiré me voir simple journalier, homme de métier travailleur, vivant de ses bras, ou encore mieux, laborieux défricheur comme toi !

« La vie des bois me plairait d’autant plus que je suis devenu d’une sauvagerie dont tu n’as pas d’idée. Je fuis la vue des hommes. Si par hasard en passant dans les rues je vois venir de loin quelque personne de ma connaissance, je prends une voie écartée pour n’avoir pas occasion d’en être vu. Je m’imagine que tous ceux qui me rencontrent sont au fait de ma misère ; si j’ai un accroc à mon pantalon, ou une fissure à ma botte, je me figure que tout le monde a les yeux là ; je rougis presque à la vue d’un étranger.

« Quelle affreuse situation !

« Il y a de l’orgueil dans tout cela, me diras-tu ? Cela se peut ; mais, dans ce cas, mon cher, je suis bien puni de mon péché.

« Croirais-tu que dans mon désespoir, j’en suis même venu à la pensée de m’expatrier… d’aller quelque part où je ne suis pas connu travailler des bras, si je ne puis d’aucune manière tirer parti de mon éducation ? Oui, à l’heure qu’il est, si j’avais