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souvenirs d’une actrice.

heureux restés sur l’autre bord de la rivière, tombaient écrasés par la mitraille. C’est alors que nous pûmes comprendre l’étendue de ce désastre. La glace n’étant pas assez forte, elle se rompait et engloutissait hommes, femmes, chevaux, voitures. Les militaires, le sabre à la main, abattaient tout ce qui s’opposait à leur salut, car l’extrême danger ne connaît pas les lois de l’humanité ; on sacrifie tout à sa propre conservation. Nous vîmes une belle femme, tenant son enfant dans ses bras, prise entre deux glaçons, comme dans un étau. Pour la sauver, on lui tendit une crosse de fusil et la poignée d’un sabre, afin qu’elle pût s’en faire un appui ; mais elle fut bientôt engloutie par le mouvement même qu’elle fit pour les saisir. Je m’éloignai en sanglotant de ce triste spectacle. Le général Lefebvre, qui n’était pas fort tendre, était pâle, comme la mort et répétait : « Ah ! quel malheur horrible ! ces pauvres gens qui sont là sous le feu de l’ennemi ! »

Cependant, quelques-uns de ces malheureux parvinrent, en passant sur la glace, à franchir la rive ; ceux qui nous rejoignirent à Vilna, nous racontèrent des scènes qui nous firent frémir.