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nécessaires pour agir conformément à sa nature, il est obligé de rester inactif sans rien i perdre pour cela de ses attributs essentiels. Il j peut être comparé à une liqueur qui, sans chan­ger de nature, ne peut cependant ni recevoir une autre forme, ni occuper une autre place que celle que lui donne le vase où elle est con­tenue. C’est en vertu de ce principe, que le som— ; meil est regardé comme l’engourdissement de J l’àme par les fatigues du corps. Toute âme par­ticulière n’étant que le degré d’activité dont l’intelligence est susceptible dans un corps dé­terminé, on comprend qu’elle meure aussitôt que ce corps se dissout. Telle est à peu près ce qu’on pourrait appeler la métaphysique d’Anaxa— i gore.

La matière ; dans le système d’Anaxagore,

! n’est pas représentée par un principe unique ou par un seul élément qui sans cesse change de nature et de forme, comme l’eau dans la doc­trine de Thalès, l’air dans celle d’Anaximène, et le feu dans celle d’Héraclite ; il y voyait, au contraire, un nombre infini, non-seulement de parties très-distinctes les unes des autres, mais de principes véritablement différents, tous inal­térables, indestructibles, ayant toujours existé en même temps. Ces principes qui, par la va­riété infinie de leurs combinaisons, engendrent
  1. tous les corps, portent le nom ά homéoméries (όμοιυμέρειαι) ; ce qui ne veut pas dire qu’ils soient tous semblables ou de la même espèce ; mais il faut la réunion d’un certain nombre de : principes semblables, pour que nous puissions ! démêler dans les choses une propriété, une
  1. qualité, un caractère quelconque. La prépondé— j rance des principes d’une même espèce est la condition qui détermine la nature particulière de chaque être. En effet, les homéoméries étant | d’une petitesse infinie, leurs propriétés ne sont i pas appréciables pour nous, quand on les consi— i dère isolées les unes des autres et en petite \ quantité ; dans cet état, elles échappent entiè— ; rement à nos sens et n’existent qu’aux yeux de j la raison (Arist., de Cœlo, lib. III, c. m).

Parmi ces principes si variés, les uns devaient i concourir à la formation de la couleur ; les au— j très, de ce qu’on appelle, dans le langage des physiciens, la substance des corps. De la résulte que pour chaque couleur, comme pour chaque substance matérielle, par exemple pour l’or, pour l’argent, pour la chair ou le sang, il fallait admettre des parties constituantes d’une nature particulière. Mais tous les principes ayant été primitivement confondus, aucun d’eux ne peut exister entièrement pur, aucune couleur, aucune substance ne peut être sans mélange (Arist., Phys., lib. I, c. v).

Puisque c’est le besoin de remonter à une cause première de l’ordre et du mouvement qui a conduit Anaxagore à l’idée d’un principe spi­rituel, il fallait bien qu’il supposât un temps où les éléments physiques de l’univers étaient plon­gés dans un état complet de confusion et d’iner­tie : par conséquent, le monde a eu un com­mencement. Si cette opinion nous paraît en contradiction avec l’idée que nous nous formons, i d’après Anaxagore, de la cause intelligente, rien n’est plus conforme au rôle que ce philosophe a été forcé de laisser, et qu’il laisse en effet à la matière. Une simple conjecture de Simpli­cius ne peut donc pas nous donner le droit de penser, avec Ritter, que le monde, aux yeux d’Anaxagore, est sans commencement. Nous ne voyons aucune raison de repousser le témoignage d’Aristote, qui affirme expressément le contraire ^t qui le répète à plusieurs reprises avec la plus entière certitude.

Si l’on veut se rendre compte de cet état pri­mitif deschoses, on n’a qu’à se rappeler que les homéoméries échappent à nos sens et qu’il en faut réunir un certain nombre de la même es­pèce pour qu’il en résulte une qualité distincte, ou un objet parfaitement déterminé et réel’. Par conséquent, tant qu’une puissance libre et intelligente n’a pas établi l’ordre, n’a pas sé­paré les éléments pour les classer ensuite selon leurs diverses natures, il n’y a encore ni formes, ni qualités, ni substances ; ou si toutes ces cho­ses existent pour la raison comme les homéomé­ries elles-mêmes, elles n’existent pas pour l’ex­périence, elles n’appartiennent pas encore au monde réel. C’est ce commencement des choses qu’Anaxagore voulait définir par le principe que tout est dans tout.

La confusion des éléments emporte avec elle l’idée d’inertie ; car, si les êtres en général, une fois organisés, une fois en jouissance de leurs propriétés, peuvent exercer les uns sur les autres une influence réciproque, et dispensent le physicien d’expliquer chaque phénomène par l’action du premier moteur, il n’en est pas ainsi quand toutes ces propriétés sont paralysées, in­sensibles, ou, comme dit Aristote, quand elles existent dans le domaine du possiule, non dans celui de la réalité. Mais ce n’est pas tout : aux yeux d’Anaxagore il n’y a pas même de place pour le mouvement, car le mélange de toutes choses, c’est l’infini. Or, dans le sein même de l’infini, il n’y a pas de vide, puisqu’il n’y a pas encore de séparation ; et dans tous les cas, le vide semblait à Anaxagore une hypothèse con­traire à l’expérience ; il s’appuyait sur ce fait dont il se faisait une arme contre la doctrine des atomes, que dans les outres vides et dans les clepsydres, on rencontre encore la résistance de l’air (Arist., Phys., lib. III, c. vi). Ainsi tout se touche, tous les éléments sont contigus.

Le mouvement n’est pas impossible en dehors de l’infini, où rien n’existe ni ne peut exister, pas même l’espace ; car, disait Anaxagore, l’in­fini est en soi ; il ne peut être contenu dans rien ; il faut donc qu’il reste où il se trouve. Nous connaissons l’ouvrier et les matériaux ; voyons maintenant comment s’est accomplie l’œuvre elle-même ; jetons un rapide coup d’œil sur la genèse d’Anaxagore.

tQuand l’activité de l’intelligence commença à s’exercer sur la masse inerte et confuse, elle ne fit pas naître sur-le-champ tous les êtres et tous les phénomènes dont se compose l’univers ; mais la génération des choses eut lieu successi­vement et par degrés, ou, comme Anaxagore s’exprimait lui-même, le mouvement se mani­festa d’abord dans une faible portion du tout, ensuite il en gagna une plus grande, et c’est ainsi qu’il s’étendit de plus en plus. Ce furent des mas » 3s encore très-confuses qui sortirent les premières de la confusion universelle. Le lourd, l’humide, le froid et l’obscur, mêlés ensemble, s’amassèrent dans cette partie de l’espace main­tenant occupée par la terre ; au contraire, le léger, le sec et le chaud se dirigèrent vers les régions supérieures, vers la place de l’éther. Après cette première séparation, se formèrent les corps généralement appelés les quatre élé­ments, mais qui, dans la pensée d’Anaxagore, ne sont que des mélanges où se rencontrent les principes les plus divers. De la partie inférieure, de la masse humide, pesante et froide, qu’il se représentait sous la forme des nuages ou d’une épaisse vapeur, Anaxagore fait d’abord sortir l’eau, de l’eau la terre, et de la terre se sépa­rent les pierres, formées d’éléments concentrés par le froid. Au-dessus de tous ces corps, dans