Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/729

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
HOBB
HOBB
— 723 —

ni rapports d’affection, ni rapports d’action ; il devrait vivre vis-à-vis de lui dans l’ignorance et l’indifférence, et rester étranger à toute espèce de culte : car au fond ce serait un Dieu qui serait comme s’il n’était pas, tant il serait hors de la portée de ses diverses facultés. Mais, par une concession qu’il est difficile d’expliquer, et qui cependant semble sincère, Hobbes attribue à l’homme, pour s’élever à Dieu, à défaut de la science, l’inspiration et la foi, ou, selon l’expression de saint Paul, l’évidence des choses invisibles ; et, en conséquence, il lui propose certains dogmes et certains préceptes qui ont pour but de régler sa conscience et sa vie. C’est ainsi qu’il lui recommande de croire en Dieu comme en un être éternel et infini, souverainement bon, juste et fort, créateur et roi de l’univers, notre seigneur et notre père, et à tous ces titres, de l’aimer, de l’honorer et de le servir, comme il convient à sa majesté. Mais, qu’on ne le perde pas de vue, ce n’est pas au nom de la philosophie, c’est au nom de la religion qu’il lui donne cet enseignement : aussi, est-ce une inconséquence dans Hobbes, lui si libre et, on peut le dire sans crainte, si téméraire penseur, que d’en avoir ainsi appelé de la raison à la foi, de la science à la tradition ; et il n’a fallu rien moins que la conscience profonde qu’il a dû sans doute avoir du vice de son système, pour qu’il lui donnât un supplément en si manifeste opposition avec l’ensemble et l’esprit des maximes qu’il professe.

Les opinions de Hobbes sur les rapports de l’homme avec ses semblables, ou sur l’origine et les bases de la société sont trop connues, pour qu’il soit nécessaire de nous y arrêter longtemps. En principe, l’homme n’est pas créé et n’est pas né sociable ; il n’est pas, comme on l’a pensé, un animal politique : il vient au monde, sinon seul, du moins sans lien certain, et s’il s’élève à la société, c’est par convention et accident, et nullement par nature. L’homme est, en effet, l’égal de l’homme ; il en est en même temps l’ennemi : il peut donc lui faire la guerre, et il la lui fait inévitablement ; mais la guerre, qui lui semble d’abord un moyen de conservation, ne tarde pas à lui paraître un état de destruction ; il y renonce pour la paix ; la paix, c’est la société. La société une fois formée, il s’agit de la maintenir ; on ne la maintient qu’en y constituant un pouvoir qui la domine ; ce pouvoir doit être absolu, sacré et inaliénable, concentré dans un seul, et tellement établi, que, quoi qu’il fasse, il soit toujours obéi et inviolable.

Après avoir fait connaître successivement les éléments les plus essentiels de la doctrine de Hobbes, nous allons les reprendre dans le même ordre, pour les soumettre à quelques observations critiques naturellement suggérées par cette analyse.

Hobbes a défini la philosophie : la connaissance rationnelle des causes par les effets et des effets par les causes. Ce n’est donc pas à ses yeux une science particulière, telles que sont, par exemple, la géométrie ou la psychologie, ou même, d’une manière plus générale, les sciences physiques et morales : c’est la science elle-même à quoi qu’elle s’applique ; c’est la science universelle dans toutes ses ses branches et toute son étendue ; c’est la science principe et lien de toutes les autres. Ainsi l’avaient entendue Platon et Aristote ; ainsi l’ont également entendue Descartes et Leibniz : il n’y a donc rien à reprendre dans les paroles de Hobbes, pour l’avoir comprise et expliquée comme ces maîtres de la pensée. Mais tout en paraissant se proposer et embrasser le même objet, il l’a cependant doublement réduit et rétréci. Ainsi, premièrement, il n’a vu dans les choses que des causes et des effets. Or, d’après cette manière de voir, quoiqu’il n’ait pas précisément méconnu la substance, il l’a cependant un peu trop effacée. La préoccupation contraire a mené loin Spinoza ; celle-ci pourrait avoir aussi ses inconvénients et ses périls. Il ne faut pas plus sacrifier la substance à la cause, qu’il ne faut sacrifier la cause à la substance. Hobbes a peut-être trop incliné d’un côté de préférence à l’autre. Il a abondé dans la cause, dont il a eu le tort d’altérer et de fausser la nature. Mais ce n’est pas là qu’est sa faute la plus considérable et la plus grave, elle est dans la manière dont il a arbitrairement, et au grand dommage de la vérité, retranché de l’objet de la philosophie tout ce qui n’est pas corps ou du corps, c’est-à-dire Dieu et l’âme ; en sorte que si, au début, il a d’abord paru entrer dans la large voie des grands maîtres, il n’y marche un moment que pour en sortir aussitôt et se jeter dans la fausse route qu’il a suivie jusqu’au bout.

La méthode, à ses yeux, n’est que le raisonnement ou le calcul. Mais n’est-elle, en effet, rien de plus ? Outre le raisonnement et avant le raisonnement, n’y a-t-il pas l’expérience, et Hobbes l’a-t-il suffisamment reconnue et appréciée ? On peut d’abord en douter, quand on le voit, lui le disciple et le collaborateur de Bacon, faire si peu d’état de l’induction, tant célébrée par son maître.

Mais on en acquiert ensuite de plus en plus la conviction, quand on le voit affirmer que la vraie physique doit être mathématique, et que la science n’est que la connaissance par le raisonnement. C’est donc évidemment le raisonnement qu’il préfère comme méthode, et, quoique très-nettement sensualiste par le fond, il est rationaliste par la forme. C’est un géomètre en philosophie ; heureux si cette géométrie reposait chez lui sur des bases plus solides et plus larges !

Nous ne reviendrons pas ici sur son nominalisme, que nous avons suffisamment caractérisé en l’exposant. Il suffira de dire que Hobbes, en ramenant, comme il le fait, la vérité aux mots et les mots à une convention, rend non-seulement toute science subjective et verbale, mais la rend même arbitraire : il n’y a plus de science que celle qu’il plait à l’homme de déposer dans des expressions, œuvres elles-mêmes de son libre arbitre. De sorte qu’il a dans son langage, la mesure de toutes choses, dans sa volonté à son tour la mesure de son langage, et qu’il est ainsi à lui-même son principe et sa règle de logique et de vérité.

Cette couleur générale de la philosophie de Hobbes se marque sensiblement dans toutes ses théories, mais plus particulièrement encore dans sa Philosophie première, quand il essaye de définir le temps et l’espace. Que sont, en effet, pour lui le temps et l’espace ? Des images et comme des impressions qui nous sont restées dans l’esprit, mais qui n’y sont restées que par le moyen qui les y retient, que par les notes qui les y fixent, que par les mots qui les expriment : les voilà donc finalement réduits de la réalité objective à la réalité subjective, et dans cette réalité, elle-même à l’état de représentations, de restes de sensations, qui seraient vains sans la parole, que la seule parole fait valoir.

Sa théorie de la connaissance a une grande importance : car, comme il y est affirmé que la connaissance n’est, à l’origine, que la sensation ou la perception sensible, il s’ensuit que, même par le raisonnement, il n’y a de science que des choses sensibles, et qu’alors il faut ou nier les choses morales, ou les ramener par l’analyse à