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leçons de Bède le Vénérable ; mais comme il ne le nomme jamais parmi ses maîtres, cette opi­nion, qui d’ailleurs s’accorde difficilement avec la chronologie, n’est pas en général admise. On présume qu’il était abbé de Cantorbéry, lorsqu’en 780, au retour d’un voyage entrepris à Rome par les ordres du nouvel archevêque d’York, Eanbald, il rencontra Charlemagne à Parme, et sur ses pressantes sollicitations, consentit à venir se fixer en France. Charlemagne, qui cherchait alors les moyens de ranimer dans son royaume la culture intellectuelle à peu près éteinte, ne pouvait trou­ver, pour l’exécution de ses projets, un ministre plus éclairé et plus actif. Par ses conseils et sous la direction d’Alcuin, on s’occupa de recueillir et de reviser les.manuscrits de la littérature latine ; les vieilles écoles de la Gaule furent restaurées ; de nouvelles s’établirent près des monastères de Tours, de Fulde, de Ferrières, de Fontenelle ; landis qu’aux portes mêmes du palais impérial, i 1 organisait un enseignement régulier, destiné au prince et aux membres de sa famille. Ces diverses occupations ne l’empêchaient pas de se livrer à d’autres soins et de prendre part aux disputes théologiques. Elispand, archevêque de Tolède, et Félix, évêque d’Urgel, ayant avancé des opinions hétérodoxes sur la distinction des deux natures en J. C., il composa un livre pour les réfuter, et assista aux conciles de Francfort (794) et d’Aix la-Chapelle (799), où leur doctrine fut condamnée. Cependant une vie aussi active, peut-être même l’amitié importune du prince, finirent à la longue par le lasser. Il insista vivement pour obtenir la permission de quitter la cour, et Charlemagne la lui ayant accordée en l’année 800, il se retira à Tours, dans l’abbaye de Saint-Martin, qu’il tenait de la munificence impériale. Ce fut dans cette retraite qu’il termina ses jours en 804, âgé de soixante-dix ans.

Le nom d’Alcuin appartient moins à l’histoire de la philosophie qu’à celle de l’Église et à l’his­toire générale de la civilisation. Cependant on distingue dans la collection de ses œuvres quelques traités qui sont consacrés aux matières philoso­phiques, comme un opuscule, de Ratione animez un autre, de Virtutibus et vitiis, et des dialogues sur la grammaire, la rhétorique et la dialectique. La méthode y mangue d’originalité comme le fond qui est emprunte presque tout entier à Boëce et aux Pères ; mais le style en est généralement supérieur, par la précision, à celui des écrivains de cet âge. Quelquefois même Alcuin parvient, par la finesse du tour, à s’approprier les idées de ses modèles, comme dans le passage suivant. Après avoir dit que l’âme possède l’intelligence, la volonté et la mémoire, « ces trois facultés, con— tinue-t-il, ne constituent pas trois vies, mais une vie ; ni trois pensées, mais une pensee ; ni trois substances, mais une substance… Elles sont trois en tant qu’on les considère dans leurs rapports ex­térieurs. La mémoire est la mémoire de quelque chose ; l’intelligence est l’intelligence de quelque chose ; la volonté est la volonté de quelque chose, et elles se distinguent en cela. Cependant il y a en elles une certaine unité. Je pense que je pense, que je veux et que je me souviens ; je veux pen­ser et me souvenir et vouloir ; je me souviens que j’ai pensé et voulu et que je me suis souvenu ; et ainsi ces trois facultés se réunissent en une seule {de Rat. animœ, Opp., t. II). » Ajoutons que chez Alcuin l’esprit théologique ne règne pas seul ; que si les Pères, S. Jérôme, S. Augustin, lui sont familiers, Pythagore, Aristote, Platon, Homère, Virgile, Pline reviennent aussi dans sa mémoire ; qu’en lui enfin, comme l’a remarqué M. Guizot, commence l’alliance de ces deux élé­ments dont l’esprit moderne a si longtemps porté l’incohérente empreinte, l’antiquité et l’Eglise, le goût, le regret de là société païenne, et la sincé­rité de la foi chrétienne, l’ardeur à étudier ses mystères et à défendre son pouvoir.

Les œuvres d’Alcuin ont été réunies par André Duchesne, in-f°, Paris, 1617, et par le chanoine Frobben, 2 vol. in-f°, Ratisbonne, 1777. Cette se­conde édition est beaucoup plus complète et plus soignée que la première qui ne renferme pas le livre de Ratione animœ, et qui attribue à Alcuin un traité des Arts libéraux de Cassiodore. On peut consulter sur la vie et les ouvrages d’Alcuin, Ma— billon, Acta sanctorum ord. S. Benedicti, t. V ; Histoire littéraire de France, t. IV ; une leçon de M. Guizot, Histoire de la civilisation en France, t. II ; et une savante monographie de M. MonnierJ Alcuin. Paris, 1853, in-8.C. J.


ALEMBERT (Jean le Rond d’), un des écri­vains célèbres du xvme siècle, naquit à Paris le 16 novembre 1717.

Il était fils naturel de Mme de Tencin et de Des­touches, commissaire provincial d’artillerie : il fut exposé sur les marches de la petite église de Saint-Jean le Rond, dans le cloître Notre-Dame ; de là il reçut le nom de Jean le Rond ; ce fut plus tard qu’il prit celui de d Alembert. L’officier de police auquel il fut porté, au lieu de l’envoyer aux Enfants-Trouvés, le confia à la femme d’un vitrier, qui eut pour lui des soins tout à fait ma­ternels, et à laquelle il conserva toute sa vie un tendre attachement. Serait-il téméraire de con­jecturer que par la suite, lorsque son mérite per­sonnel lui eut acquis un rang dans cette société dont sa naissance avait commencé par l’exclure, le ressentiment de cette injustice fut une des causes qui le jetèrent dans le parti philosophique, ligué pour battre en ruine les abus de l’ancien regime ? Ce bâtard qui ne tenait à rien, était une protestation vivante contre un ordre dé choses où la naissance était la condition première pour jouir de la considération et des avantages auxquels tous ont droit de prétendre. Ainsi Rousseau, fils d’un horloger, et que sa vie vagabonde avait maintes fois ravalé aux conditions les plus humbles ; ainsi Diderot, fils d’un coutelier, et forcé de ga-ner à la sueur de son front le pain de chaque jour ; ainsi Marmontel, fils d’un tailleur de pierres, et La— harpe, autre bâtard, et d’autres encore que le talent ne préserva pas de mourir à l’hôpital, n’étaient-ils pas destinés, par la nécessité de leur position, à invoquer un régime où nul obstacle n’empêchât l’homme de mérite de s’élever par lui— même ? n’étaient-ils pas les apôtres-nés de cette doctrine, que la vertu et les talents méritent seuls le respect, et que le mépris doit être réservé au vice et à la sottise ?

Quoi qu’il en soit, d’Alembert devait être un de ces esprits supérieurs qui percent l’obscurité de leur berceau. Son père, sans le reconnaître, lui assura du moins une pension qui permit de le faire élever avec soin ; il fut mis au collège Mazarin où il fit de très-bonnes études, et il annonça de bonne heure les facultés les plus heureuses. Néanmoins il parut hésiter un moment sur sa vocation. Ses professeurs, zélés jansénistes, l’attiraient vers la théologie ; a’un autre côté, il se fit recevoir avocat en 1738 ; mais bientôt son goût décidé pour les sciences mathématiques l’emporta. Dès l’âge de vingt-deux ans, en 1739, il présenta à l’Académie des sciences deux mé­moires, l’un sur le mouvement des solides dans les corps liquides, l’autre sur le calcul intégral. En 1741, il fut nommé membre de cette Académie. En 1746, son mémoire sur la théorie des vents remporta le prix à l’Académie de Berlin, qui l’admit dans son sein par acclamation.

Jusque-là d’Alembert, par ses travaux scienti*fiques,