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que des rapports partiels avec l’ouvrage dont il a pour but de faciliter l’étude. Il y a touché plusieurs questions importantes, dans les­quelles paraît au plus haut degré la subtilité pé­nétrante de sa dialectique. La dialectique est le caractère général de la philosophie au moyen âge. Réalistes et nominaux, quelle que fût d’ail­leurs leur opposition, pratiquent à l’envi cet exer­cice souvent sophistique dans l’emploi qu’ils en font.

Pierre d’Ailly a exposé une doctrine sur la connaissance. Elle a surtout pour objet les prin­cipes de la théologie ; mais elle laisse voir quelle était la pensée de l’écrivain sur l’évidence des vérités philosophiques. Après avoir fait une dis­tinction entre les vérités théologiques elles-mêmes, dont plusieurs, l’idée de Dieu, par exemple, sont atteintes par les lumières naturelles, il ar­rive à cette conclusion générale : qu’il y a dans la théologie des parties dont l’homme peut avoir une science proprement dite, et d’autres, des­quelles cette science n’est pas possible. Les pre­mières sont celles qui peuvent s’acquérir par le raisonnement, et passer ainsi de l’état d’incer­titude à l’état d’évidence ; les secondes, celles qui n’arrivent jamais à l’évidence, mais sont aux yeux de la foi à l’état de certitude. L’évidence lui paraît incompatible avec la foi, d’après ces paroles de l’Apôtre : Fides est invisibilium sub­stantia rerum, « La foi est la substance des choses invisibles. »

Quoiqu’il admette et démontre que les lumières naturelles nous conduisent à la connaissance de Dieu, on ne saurait dire qu’il s’élève toujours à ce principe par des arguments complètement sa­tisfaisants. Pour démontrer la possibilité de la connaissance de Dieu, contre le scepticisme de ses adversaires, il établit, par des considérations d’une rare sagacité, que la connaissance consiste dans le rapport de l’objet conçu avec l’intelli­gence qui en reçoit la perception, dans une sorte d’opération de l’objet sur le sujet préparé pour la recevoir et pour y obéir. Il répond aussi à l’ob­jection tirée de l’immensité de Dieu que nous ne pouvons comprendre, et montre que, dans le rapport établi plus haut, la connaissance ne se mesure pas à l’objet à connaître, mais à la portée du sujet connaissant ; aussi n’avons-nous pas de Dieu, selon lui, une connaissance formelle, mais une connaissance analogue à celle que nous avons de l’homme en général, sans que, sous cette no­tion abstraite, nous placions le caractère particu­lier de tel ou tel individu. Après cette prépara­tion, il distingue la connaissance abstraite de la connaissance intuitive, celle-ci lui paraissant la seule par laquelle on puisse savoir si un objet est réellement ou n’est pas. Quant à la connaissance abstraite, elle s’applique aux qualités semblables que l’on saisit dans divers individus pour les gé­néraliser, et aussi aux notions des êtres, lors­qu’on supprime par la pensée l’existence de l’objet qu’elles représentent.

Sa conclusion consiste à dire que la croyance en Dieu, que nous fondons sur les données natu­relles de notre intelligence, est, non pas certaine, mais probable, et que l’opinion contraire, ou la négative, n’est pas aussi probable. On s’étonnera moins de ce singulier résultat, lorsque l’on saura que la nécessité d’un premier moteur, celle d’une cause première, ne sont également, aux yeux de Pierre d’Ailly, que de simples probabilités. Du reste, il ne faut pas croire que Pierre d’Ailly ait porté cette espèce de scepticisme dans là philosophie, pour rehausser davantage la néces­sité de la foi. On ne peut douter qu’il ne voulût bien sincèrement rendre justice à la raison et en reconnaître les droits. Son scepticisme, en ce point, est un scepticisme philosophique, auquel il est conduit par sa manière d’envisager les principes qui constituent les bases de la raison hu­maine ; c’est d’ailleurs un scepticisme qu’il ne s’avoue pas à lui-même. Tel est l’inconvénient inhérent à la dialectique, lorsqu’elle n’est pas contenue dans de sages limites par une psycho­logie bien arrêtée. Le scolastique du moyen âge, entraîné par la forme qui enfermait son esprit, conduit par des mots mal définis, dont la puis­sance superstitieuse le dominait comme ses con­temporains, marchait de déduction en déduction, sans s’être avant tout rendu des principes un compte satisfaisant.

Doit-on conclure de tout ce qui précède que les principes a priori fussent entièrement inconnus à Pierre d’Ailly ? Non, sans doute ; ce serait mé­connaître le caractère de ses écrits, et la vraie nature de l’intelligence humaine. Pierre d’Ailly place son point de départ dans la philosophie ex­périmentale, et il reconnaît dans Aristote, avec éloge, l’équivalent du principe célèbre : Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu. Seulement, comme il ne pousse pas le sensua­lisme à ses dernières conséquences, il admet aussi des principes a priori, sans cependant leur donner l’importance qu’ils doivent avoir ; il leur obéit plutôt qu’il ne les reconnaît, il cède à leur in­fluence plutôt qu’il ne les analyse. Dans un pas­sage de son commentaire sur les Sentences, se posant cette question : Qu’est-ce qui fait qu’un principe est vrai ? il renvoie à un traité qu’il a composé, de Insolubilibus. Ce travail, dont le vé­ritable titre est Conceptus et insolubilia, ne jette aucune lumière nouvelle sur la valeur qu’il attribue aux principes. Il demeure certain que le point de vue en partie sensualiste de Pierre d’Ailly ne saurait être douteux, et quand nous trouverions dans ses autres ouvrages quelques affirmations contraires, il s’ensuivrait seulement que l’au­teur n’échappe au sensualisme que par l’incon­séquence.

C’est sans doute par suite de ce défaut de vues a priori, et de ce besoin d’administrer la preuve dialectique des principes eux-mêmes comme des faits de conscience, que Pierre d’Ailly a rejeté l’argument d’Anselme dans le Proslogium, connu de nos jours sous le nom de preuve ontologique Anselme, il est vrai, ayant présenté sous la forme dialectique un argument qui est surtout psycho­logique, a donné, en apparence, raison à ses ad­versaires ; mais Anselme était réaliste et, en dehors même des termes de la question en litige, il at­tribuait aux idées une valeur que le nominalisme était naturellement porté à leur refuser, ne voyant en elles que le fruit de la faculté abstractive. Au contraire, un fait psychologique ; incontestable dans sa force et dans sa généralité, entraînait la conviction d’Anselme, sans qu’il s’en rendît comp­te, tandis que les scrupules de la dialectique nominaliste ne pouvaient manquer d’en chercher la démonstration. Du reste, il était indispensable que la pensée philosophique se dégageât du réa­lisme confus des xie et xiie siècles, par un nomi­nalisme qui, un peu subtil sans doute, devait revenir plus tard, par la psychologie, à une ap­préciation plus sure de tous les éléments de l’in­telligence. Il est facile de voir d’ailleurs qu’en­core que soumis à l’autorité de l’Église et à celle d’Aristote, l’allure du nominalisme avait une li­berté qui dut plus tard porter ses fruits. Qu’un prélat du xve siècle ait pu être à moitié sceptique et presque sensualiste ; sans cesser d’être ortho­doxe, c’est un fait qui constate une distinction singulière entre le philosophe et le théologien, distinction qu’il n’est pas facile d’admettre dans toutes les questions, mais qui fut, à plus d’une époque,