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CLEA
CLÉM
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l’Asie Mineure, à la plus extrême indigence, il prit le chemin d’Athènes, où il arriva n’ayant pour toute ressource qu’une somme de quatre drachmes. Il fut obligé de pourvoir à sa subsistance en portant des fardeaux, en puisant de l’eau pour les jardiniers, et en consacrant à d’autres occupations non moins pénibles presque toutes ses nuits. Le jour était réservé à l’étude de la philosophie. Il s’était attaché d’abord au successeur de Diogène, à Cratès le Cynique ; mais bientôt, dégoûté, comme tant d’autres, des exagérations de cette école, il se tourna vers le stoïcisme, que Zénon venait de fonder.

Son dénûment était tel, que, dans l’impossibilité où il se trouvait de se procurer les objets nécessaires pour écrire, il gravait sur des fragments de tuile et sur des os de bœuf ce qu’il voulait retenir des leçons auxquelles il assistait.

Après la mort de Zénon, Cléanthe fut placé, comme le plus digne de ses élèves, à la tête de l’école ; mais il n’en continua pas moins, afin de n’être à charge à personne, de se livrer à ses simples travaux. « Quel homme, s’écrie Plutarque, qui, la nuit, tourne la meule et, de jour, écrit de sublimes traités sur les astres et sur les dieux ! » Il mourut vers l’an 220 ou 225 avant Jésus-Christ, après avoir compté au nombre de ses disciples un roi de Macédoine, Antigone Gonatas, et Chrysippe, la colonne du Portique, qui devint son successeur. Le sénat romain, pour honorer sa mémoire, lui éleva une statue dans Assos.

Cléanthe était stoïcien de fait comme de nom. Les railleries les plus mordantes, les injures les plus grossières ne le touchaient point. Quoique doué d’un beau génie, on affirme qu’il avait la conception lente et embarrassée au point de s’attirer quelquefois le nom injurieux d’âne. « Un âne, soit, répondait-il ; mais le seul, après tout, qui puisse porter le bagage de Zénon. »

Cléanthe avait beaucoup écrit. La liste de ses ouvrages, que nous a transmise Diogène de Laërce, comprend quarante-neuf titres, dont voici les principaux : Sur le temps ; — Sur la physiologie de Zénon ; — Exposition de la philosophie d’Héraclite ; — Sur le poëte ; — Sur le discours ; — Sur le plaisir ; — Que la vertu est la même pour la femme et pour l’homme ; — l’Art d’aimer ; — l’Art de vivre ; — Sur le devoir ; — le Politique ; — Sur la royauté. De tous ces traités, il ne nous reste que de courts et rares fragments conservés par Cicéron, Sénèque, saint Clément d’Alexandrie, Stobée et quelques autres écrivains de l’antiquité.

Cléanthe s’était aussi exercé à la poésie ; ce sont surtout ses vers que le temps a respectés, et Stobée a sauvé de l’oubli un fragment considérable de son Hymne à Jupiter.

Ce que nous savons de sa philosophie peut se ramener à ces trois chefs : astronomie, théologie et morale.

Dans son système astronomique, le soleil est un feu intelligent qui se nourrit des exhalaisons de la mer (Stobée, Sur la nature du soleil). Voilà pourquoi au solstice d’été ainsi qu’au solstice d’hiver, l’astre revient sur ses pas, ne voulant pas trop s’éloigner du lieu d’où lui vient sa nourriture (Cicéron, de Natura Deorum, lib. III, c. xiv). C’est dans le soleil que réside la puissance qui gouverne le monde (Stobée, Sur le lever et le coucher des astres). La terre est immobile ; Aristarque. qui la faisait tourner autour du soleil et sur elle-même, fut juridiquement accusé d’impiété par Cléanthe, pour avoir violé le respect dû à Vesta et troublé son repos.

Sa théologie, que saint Clément d’Alexandrie appelle la vraie théologie, reconnaît un Dieu suprême, tout-puissant, éternel, qui gouverne la nature suivant une loi immuable. Tout ce qui vit, tout ce qui rampe sur cette terre pour y mourir, vient de lui. C’est à lui qu’il faut rapporter le bien qui se fait dans le monde ; l’homme seul, l’homme pervers y jette des germes de désordre que l’intelligence infinie sait encore tourner au profit de l’ordre universel. Il est le Dieu que le sage adore et en l’honneur duquel il chante l’hymne sans fin (Hymne à Jupiter). Quant à la substance dans laquelle résident ces attributs divins, elle est pour Cléanthe tantôt le monde lui-même, tantôt l’âme qui meut ce grand corps ; tantôt l’éther, ce fluide enflammé dans lequel nagent tous les êtres, tantôt enfin la raison (Cicéron, de Natura Deorum, lib. I, c. xiv). L’idée, d’ailleurs, que nous nous formons de la Divinité découle pour nous de ces quatre sources.

Le point fondamental de la morale de Cléanthe, c’est la théorie du souverain bien. Le souverain bien, selon lui, c’est la justice, l’ordre, le devoir (saint Clément d’Alexandrie, Exhortation aux Gentils). A la formule de Zenon, « Vivre selon la vertu, » Cléanthe substituait celle-ci : « Vivre conformément à la nature, c’est-à-dire à la raison faisant son choix dans nos tendances naturelles. » (Id., Stromates, liv. II). Si le plaisir était notre bût, l’homme n’aurait reçu l’intelligence que pour mieux faire le mal (Stobée, Sur l’intempérance, disc. 38). La foule est un mauvais juge de ce qui est beau, de ce qui est juste ; ce n’est que chez quelques hommes privilégiés que le sens moral se rencontre dans toute sa pureté (saint Clément d’Alexandrie, Stromates, liv. V). Les hommes sans éducation ne se distinguent des animaux que par leur figure seule (Stobée, Sur la discipline de la philosophie, disc. 210). Toute la vertu stoïque est condensée dans ces vers de Cléanthe, dont Sénèque (Epist. cvii) nous a donné la traduction que nous traduisons à notre tour. « Conduis-moi, père et maître de l’univers, au gré de tes désirs : me voici ; je suis prêt à te suivre. Te résister, c’est te suivre encore, mais avec la douleur que cause la contrainte ; les destinées entraînent au terme fatal ceux qui n’y marchent pas d’eux-mêmes ; seulement on subit, lâche et faible, le sort au-devant duquel, fort et digne, on pouvait se porter. »

Cléanthe croyait à l’immortalité ; mais les âmes, selon lui, conservaient, dans une autre vie, la force ou la faiblesse qu’elles avaient déployée dans celle-ci (Ritter, Histoire de la philosophie, trad. de Tissot, t. III, p. 509).

Voy. Diogène Laërce, liv. VII, les différents écrivains cités dans le cours de cet article, et les historiens de la philosophie. X.


CLÉMANGIS (Nicolas-Nicolaï), né à Clamange, près Châlons-sur-Marne, et connu sous le nom de Nicolas de Clémangis, eut pour maîtres Pierre d’Ailly et Gerson au collége de Navarre, où il entra à l’âge de douze ans. D’un esprit plus délicat que la foule des scolastiques, dont toute la littérature se bornait à la connaissance de la langue à moitié barbare de l’école, il avait un goût particulier pour la culture des lettres. Soupçonné d’être, par intérêt, défavorable à la résolution de Charles VI de retirer l’obédience à Benoît XIII, dont il était secrétaire, il fut persécuté et se retira dans l’abbaye des Chartreux du Valprofond, d’où il chercha une retraite plus solitaire encore dans un lieu appelé Fons in Bosco. C’est là qu’il composa son traité de Studio theologico, et, peu de temps après, le livre de Corrupto Ecclesiæ statu. Nonobstant ce dernier ouvrage, peut-être même à cause de lui, il n’assista