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deux au même genre, sont une même substance (Ouvrages inédits d’Abailard, p. 513-517, préface, p. 133 et suiv.). Aux partisans d’un réalisme plus modéré qui se bornaient à considérer les genres et les espèces comme des manières d’être appartenant en commun, indistinctement, indifferenter, à plusieurs individus, il reprochait d’aboutir à des conclusions contradictoires par la confusion de l’individu et de l’espèce, du particulier et de l’universel. Si, en effet, chaque individu humain, en tant qu’homme, est une espèce, on peut dire de Socrate, cet homme est une espèce ; si Socrate est une espèce, Socrate est un universel ; et s’il est universel, il n’est pas singulier ; il n’est pas Socrate (Ib., p. 520, 522). On connaît moins la polémique d’Abailard contre le nominalisme, et il est probable qu’elle fut beaucoup moins vive ; car à l’époque ou il parut, le nominalisme comptait peu de partisans : son chef, Roscelin, avait encouru les anathèmes d’un concile, et la piété alarmée avait repoussé une doctrine qui, en religion, aboutissait a l’hérésie. — Le système nouveau qu’Abailard proposa consistait à admettre que les universaux ne sont ni des choses, ni des mots, mais des conceptions de l’esprit. Placé en présence des objets, l’entendement y aperçoit des analogies ; il considère ces analogies à part des différences ; il les rassemble, il en forme des classes plus ou moins compréhensives ; ces classes sont les genres et les espèces. L’espèce n’est pas une essence unique qui réside à la fois en plusieurs individus ; elle est une collection de ressemblances. « Toute cette collection, quoique essentiellement multiple, dit Abailard, les autorités l’appellent un universel, une nature, de même qu’un peuple, quoique composé de plusieurs personnages, est appelé un (Ib., p. 524). » Abailard appuyait cette théorie sur deux sortes de preuves, les unes historiques, les autres rationnelles. Il essayait de montrer qu’elle s’accordait de tout point avec les textes de Porphyre, de Boëce, d’Anstote : démonstration indispensable, au xiie siècle, dans l’état de la science et des esprits ; il opposait de subtiles réponses aux difficultés subtiles que ses adversaires tiraient principalement des conséquences apparentes de son système ; enfin il essayait, au moyen de ses principes, de résoudre un problème difficile et souvent agité depuis dans les écoles, celui de l’individuation. Cette polémique singulièrement déliée, et souvent obscure par cela même, n’est pas susceptible d’analyse ; il faut l’étudier dans le texte même ou dans la traduction que M. Cousin a donnée des principaux passages qui s’y rapportent (Ib., p. 526 et suiv. ; préface, p. 155 et suiv.). — La théorie d’Abailard a reçu, de son caractère même, le nom de conceptualisme. Sans nous engager ici dans une discussion qui trouvera sa place ailleurs (voy. CONCEPTUALISME), nous ferons observer qu’elle dissimule la difficulté plutôt qu’elle ne la résout. Dire que les universaux sont des conceptions de l’esprit, c’est avancer une proposition que personne ne peut songer à contester, ni les réalistes qui en font des choses, ni même les nominalistes qui en font des mots, puisque toute parole est nécessairement l’expression d’une pensée. La vraie question était de savoir si par delà l’entendement qui conçoit les idées générales, par delà les objets individuels entre lesquels se trouvent des ressemblances que les idées générales résument, il existe autre chose encore, des lois, des principes, un plan, qui soient la source commune de ces ressemblances et le type souverain de ces idées. Or, cette question, Abailard ne la résout qu’indirectement, d’une manière évasive. Il se défend d’être nominaliste, et au fond il nie, comme Roscelin, la réalité des universaux ; il pense comme lui, s’il ne parle pas de même. Malgré son peu de valeur scientifique, le conceptualisme n’en obtint pas moins de succès. Il joue le principal rôle dans le curieux et frappant tableau que Jean de Salisbury nous trace du mouvement des études et des luttes des écoles de Paris, au milieu du xiie siècle.

En théodicée, Abailard est l’auteur d’un essai d’optimisme assez remarquable, d’après lequel Dieu ne peut faire autre chose que ce qu’il fait, et ne peut le faire meilleur qu’il n’est. Deux motifs justifiaient à ses yeux cette opinion : l’un, que toute sorte de bien étant également possible à Dieu, puisqu’il n’a besoin que de la parole pour faire usage de son pouvoir, il se rendrait nécessairement coupable d’injustice ou de jalousie, s’il ne faisait pas tout le bien qu’il peut faire, l’autre, qu’il ne fait et n’omet rien sans une raison suffisante et bonne. Tout ce qu’il fait donc, il le fait parce qu’il convenait qu’il le fît ; et tout ce qu’il ne fait pas, il l’omet parce qu’il y avait inconvénient à le faire. Abailard tirait de là cette conclusion, que Dieu n’a pu créer le monde dans un autre temps, puisque, ne pouvant déroger à son infinie sagesse, il a dû placer chaque événement dans le moment le plus convenable à la perfection de l’univers, et cette autre, qu’il n’a pu empêcher le mal, parce que le mal est la source de grands avantages qui ne peuvent être obtenus autrement. Cette théorie élevée par laquelle Abailard a devancé Leibniz, se rattache, dans son Introduction à la théologie et dans sa Théologie chrétienne, à des interprétations du dogme plus conformes sans doute à son système philosophique qu’à une rigoureuse orthodoxie. Il paraît bien qu’il voyait dans les personnes de la Trinité, moins des existences réelles, unies par une communauté de nature, que des points de vue divers, des attributs d’un seul et même être. Le Père, selon lui, exprimait la toute-puissance ou la plénitude des perfections ; le Fils, la sagesse détachée de la toute-puissance, et le Saint-Esprit, la bonté. Il comparait la relation qui unit le Père au Fils et le Saint-Esprit à tous deux, au rapport dialectique de la forme et de la matière, de l’espèce et du genre, ou encore des divers termes d’un syllogisme. Il pensait que le dogme de la Trinité avait été entrevu par plusieurs philosophes anciens, notamment par Platon, et que par exemple, l’âme du monde, dont il est question dans le Timée, désigne le Saint-Esprit. Ce sont toutes ces propositions insolites qui soulevèrent contre lui la voix redoutable de saint Bernard, et qui le firent condamner par les conciles de Soissons et de Sens.

En morale, la libre méthode et la subtile hardiesse d’Abailard se reconnaissent également à plusieurs traits. Suivant lui, l’intention est tout dans la conduite de l’homme ; l’acte n’est rien, et par conséquent il importe peu d’agir ou de ne pas agir, lorsqu’on a consenti dans son cœur. Le caractère moral de l’intention doit s’apprécier d’après sa conformité avec la consciente. Tout ce qui se fait contre les lumières de la conscience est vicieux, tout ce qui est conforme à ces lumières est exempt de péché, et ceux qui, agissant de bonne foi, ont mis à mort Jésus-Christ et ses disciples, se seraient rendus plus criminels encore, s’ils leur avaient fait grâce en résistant aux mouvements de leur cœur. Qu’est-ce que le péché originel ? moins une faute effective qu’une peine à laquelle tous les hommes naissent sujets : car celui qui n’a pas encore l’usage de la raison et de la liberté, ne peut se rendre coupable d’aucune transgression ni d’aucune négligence. La grâce de Jésus-Christ consiste uniquement à nous