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PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION. IX

générale qui s’est opérée dans les idées ; elles rendent aujourd’hui témoignage en faveur du spiritualisme.

Enfin, si nous prêtons l’oreille aux échos qui nous arrivent de l’autre côté du Rhin, nous entendons accuser notre méthode ; nous entendons dire que notre philosophie, la philosophie française en général, manque d’unité et de hardiesse, qu’elle ne présente pas, comme certaines doctrines allemandes, un vaste système où l’expérience n’entre pour rien, où tout est donné à la spéculation pure, j’allais dire à l’imagination ; où tout enfin, depuis l’être absolu jusqu’au dernier atome de matière, est expliqué a priori, comme ils disent, au moyen d’un principe arbitraire que la pensée, maitresse absolue d’elle-même, adopte ou rejette, modifie et transforme comme il lui plait. Nous avouons sans détour que nous acceptons le reproche, et nous allons même jusqu’à nous en féliciter ; d’abord il peut servir de réponse à la susceptibilité patriotique de ceux qui nous accusent d’abandonner les traditions philosophiques de notre pays, pour nous faire les humbles disciples de l’Allemagne, ce qu’au reste nous n’hésiterions pas à faire si la vérité était à ce prix ; il a, en outre, l’avantage de constater comme un fait, comme une habitude de notre esprit, ce qui est le but le plus constant de nos efforts et la plus grave obligation que nous nous imposions à nous-mêmes. Oui, c’est précisément ce que nous voulons, de ne pas sacrifier à la folle espérance d’atteindre en un jour à la science universelle les connaissances positives que nous pouvons acquérir en interrogeant modestement l’histoire de notre propre conscience, et en appliquant les forces du raisonnement à des faits bien constatés. Oui, c’est ce que nous voulons, de ne pas mettre nos rêves à la place de la réalité, de ne pas nous ériger en prophètes ou en génies créateurs, quand la nature est là devant nous, en nous-mêmes, et qu’il suffit pour la connaître de l’observer avec un esprit non prévenu. Oui, nous sommes restés fidèles à Descartes, en ajoutant à sa méthode et à ses doctrines ce que le progrès des siècles y ajoute naturellement. Nous sommes d’un pays où le bon sens, c’est-à-dire le tact de la vérité, ne saurait être blessé impunément. L’unité ! Dites-vous. Pas de science sans unité ! Nous sommes du même avis ; mais nous voulons l’unité dans la vérité, et la vérité n’existe plus pour l’homme aussitôt qu’il prétend tirer tout de lui-même et se rendre indépendant des faits. D’ailleurs, quels sont donc les merveilleux résultats de cette méthode spéculative tant vantée, et dont la privation, à votre sens, condamne à la stérilité tous nos efforts ? S’il fallait la juger par-là, c’est-à-dire par les fruits qu’elle a produits en vos propres mains, cela seul suffirait pour nous la faire repousser. Un dieu sans conscience et sans liberté, une âme qui se perd dans l’infini, qui n’a ni libre arbitre en ce monde, ni conscience de son immortalité après cette vie ; à la place des êtres en général, des idées qui s’enchaînent dans un ordre fatal et arbitraire ; enfin partout et toujours des abstractions, des formules algébriques, et des mots vides de sens ; est-ce là ce que nous devons regretter ?

Maintenant que le but et l’esprit de cet ouvrage doivent être suffisamment connus, il nous reste à dire sur quel plan il a été conçu et quels sont exactement les éléments qu’il embrasse ; mais auparavant nous croyons utile de montrer qu’il n’est pas sans antécédents dans l’histoire de la philosophie, qu’il vient répondre, au contraire, à un besoin depuis longtemps senti et qui subsiste encore malgré tous les efforts successivement tentés pour le satisfaire.

Deux essais de ce genre out déjà paru dans l’antiquité : c’étaient de simples vocabulaires de la langue philosophique de Platon, et dont l’un, le moins imparfait des deux, à ce que nous assure Photius, avait pour auteur Boëthe, le même probablement qui a écrit un commentaire sur les catégories d’Aristote ; l’autre, qui est seul parvenu jusqu’à nous, est l’œuvre du grammairien Timée le Jeune. Suidas nous parle aussi d’un certain Harpocration qui aurait publié un travail tout à fait semblable sur la langue philosophique d’Aristote.

Les dictionnaires du moyen âge sont les Sommes, véritables encyclopédies au point de vue religieux de l’époque, mais où la philosophie, quoique rejetée au second rang et regardée comme un instrument au service de la foi, n’occupe pas moins de place peut-être que la théologie. Ainsi, le chef-d’œuvre de l’esprit humain au XIIIe siècle, la Somme de saint Thomas d’Aquin est en même temps un recueil à peu près complet de toutes les connaissances et de toutes les idées