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en quelques mots ; il suffit de remar­quer que l’inspiration doit avoir l’initiative, et que si la réflexion intervient autrement que pour la diriger, si elle la remplace, c’en est l’ait de l’art et de la poésie. Dans les temps modernes, en Allemagne, deux grands poètes ont paru réa­liser cette alliance de la poesie et de la philoso­phie ; mais Goethe a eu raison de dire que Schiller n’avait jamais été moins poëte que quand il avait voulu être philosophe, et Schiller aurait pu renvoyer à Goethe le même reproche. La plus grande composition poético-phiiosophique que l’on puisse citer, le Faust, confirme notre opi­nion. La première partie est incomparablement plus intéressante que la seconde, et lui est supérieure comme œuvre dramatique, précisément parce que l’allégorie philosophique y joue un plus faible rôle. Le second Faust, œuvre de réflexion plus que d’inspiration, offre sans doute de grandes beautés d’ensemble et surtout de détails ; mais on ne peut nier que ce ne soit une composition froide ; elle ne peut être goûtée qu’après une longue et profonde étude ; mais dès lors elle manque l’effet que doit produire l’œu­vre d’art, une impressionsoudaine. lesentimentdu beau et l’enthousiasme que sa vue excite. Les sa­vants veulent être traités en cela comme le vul­gaire. Les artistes allemands rêvent aujourd’hui l’union de la science et de l’art ; nous ne voudrions pas nier que cette alliance ne puisse produire d’heureux effets, mais d’abord on doit reconnaître que l’idée, pour passer de la sphère philosophi­que dans celle de l’art, est obligée de subir une transformation dans la pensée de l’artiste ; il faut que celui-ci s’en soit inspiré ; ensuite il est un ordre d’idées qui échappera toujours à l’art, ce sont précisément celles qui sont vraiment philosophiques. Les artistes allemands n’ont sans doute pas songé à représenter les Antinomies de la raison et Y Impératif catégorique de Kant sur les bas-reliefs de la Valhalla ; et il ne s’est pas trouvé parmi les diseiples enthousiastes de Hegel quelque jeune poëte pour mettre sa logi­que en vers. Pour la bibliographie et pour le sujet lui-même, voy. Beau, Esthétique. C. B.

ASCÉTISME OU MORALE ASCÉTIQUE (de άσκησις, exercice ; sans doute parce que la vie ascétique était regardée comme l’exercice par excellence). On appelle ainsi tout le système de morale qui recommande à l’homme, non de gou­verner ses besoins en les subordonnant à la raison et à la loi du devoir, mais de les étouffer entiè­rement, ou du moins de leur résister autant que nos forces le permettent ; et ces besoins ce ne sont pas seulement ceux du corps, mais encore ceux du cœur, de l’im igination et de l’esprit ; car la so­ciété, la famille, la plupart des sciences, et tous les arts de la civilisation, sont quelquefois proscrits avec la même rigueur que les plaisirs matériels. Le soin de son âme et la contemplation de Dieu, c’est tout ce qui reste à l’homme ainsi abîme dans les austérités et dans le silence. Encore, la conscience de lui-même doit-elle s’anéantir peu à peu dans l’amour divin.

11 faut distinguer deux sortes d’ascétisme : l’un, fondé sur le dogme de l’expiation, n’a pas d’autre but que d’apaiser la colère divine par des souf­frances volontaires : c’est l’ascétisme religieux. dont nous n’avons pas à nous occuper ici, car il ne saurait être séparé de la théologie positive, et souvent même il fait partie du culte. L’autre espèce d’ascétisme est instituée, d’après des principes purement rationnels, pour rendre l’âme à sa vraie destination, pour développer en elle toutes ses la u 1 tés et toutes ses forces, en l’af­franchissant de la servitude du corps et des lois prétendues tyranniques de la nature extérieure : nous lui donnerons le nom d’ascétisme philoso­phique.

Nous rencontrons les premiers germes de ce système dans l’école pythagoricienne, qui, res­pectant jusque dans les animaux le principe de la vie, confondu mal à propos avec le principe spirituel, imposait à ses adeptes l’abstinence de la cliair et même des végétaux, lorsque, par leur forme, ils rappellent à l’imagination quelque être vivant. Elle demandait, en outre, le sacrifice de la volonté par l’obéissance, et son silence prover­bial devait être à la fois le résultat et la condi­tion de la vie contemplative.

Le point de vue que nous essayons de définir est déjà plus nettement prononcé dans l’école cynique ; car ici il ne s’agit plus d’un sentiment qui est déjà par lui-même un frein aux excès de la morale ascétique (nous voulons parler de ce vague respect qu’inspirait auxpythagoriciens ; partout où ilse manifeste, le principe de la vie), mais on exalte, aux dépens même de la bienséance, le senti­ment de la liberté, dont le développement inces­sant est regardé comme le fond de la moralité humaine : de là cette maxime d’Antisthène, que la douleur et la fatigue sont un bien ; que le plaisir, au contraire, est toujours un mal. Non contents d’affranchir l’homme des lois de la na­ture, les philosophes cyniques cherchaient aussi, comme on sait, à le rendre indépendant de la société ; c’est dans ce but qu’ils répudiaient les affections de famille et même l’amour de la pa­trie, si puissant chez les peuples de l’antiquité.

Les stoïciens, dont toute la morale se résume en ces deux mots, abstinence et résignation (άνέχου και άπέχου), n’ont fait que donner au principe d’Antisthène plus de dignité, en le con­ciliant avec toutes les bienséances de la vie so­ciale, et plus de valeur scientifique, en le ratta­chant à un vaste système de philosophie. Mais on reconnaît sans peine le caractère ascétique dans cette insensibilité absolue qu’ils affectaient pour tous les biens et pour tous les maux de la vie, dans leur mépris de toutes les œuvres extérieures et leur indifférence pour les intérêts, par conséquent pour les devoirs de la société. Dans leur opinion, comme dans celle de leurs devanciers de l’école d’Antisthène, le sage ne devait pas plus dépendre de ses semblables que du monde extérieur.

Mais nulle part, au moins dans l’antiquité, les principes ascétiques n’ont été portés aussi loin que dans l’école d’Alexandrie. Là, la matière étant considérée comme une simple négation, Dieu comme la substance commune de tous les êtres, et l’homme comme d’autant plus parfait qu’il abdique, en quelque sorte, sa propre existence pour se confondre dans celle de l’Être unique, siège de toute réalité et de toute perfection, il en résultait nécessairement le plus complet mépris de la nature, de la vie, de la société, de tout ce qui est limité et fini. L’âme ne devait plus seu­lement se détacher de ses liens matériels, elle devait aussi se détacher d’elle-même, renoncer à la conscience de son être individuel, et s’a­néantir, s’abîmer en Dieu. Ainsi que nous en avons déjà fait la remarque, la culture même de l’intelligence, la science, devait paraître misé­rable dans ce système, parce que, au-dessus de la science, il plaçait l’intuition et l’enthousiasme, faculté toute divine, par l’intermédiaire de la­quelle disparaît la différence de notre intelli­gence bornée et de l’Être ineffable. Cette morale n’était pas seulement enseignée chez les païens, qui formaient plus particulièrement l’école néo­platonicienne ; nous la trouvons également chez Philon le juif, chez Origène le chrétien, et, longtemps avant Philon, si nous en croyons le témoignage de ce dernier, elle était mise en pratique,