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interprétation qu’il a plu de lui donner. La maxime de l’art pour l’art ne veut pas dire, en effet, que l’artiste peut s’abandonner à tous les caprices d’une imagination déréglée, qu’il ne respectera aucun principe, et ne se sou­mettra à aucune loi, qu’il sera impunément licencieux, immoral, impie ; que, s’il lui plaît de braver la pudeur, de faire rougir l’innocence, de prêcher l’adultère, il ne sera pas permis de lui demander compte de l’emploi qu’il fait de son talent. Non ; mais la critique devra lui montrer avant tout qu’il a violé les^ lois du beau, qu’en outrageant les mœurs, il a péché contre les règles de l’art, que ses ouvrages blessent le bon goût autant qu’ils révoltent la conscience, qu’il s’est trompé s’il a cru trouver le chemin de la gloire en s’écartant du vrai, qu’il a flatté des penchants grossiers et des passions vulgaires, mais qu’il est loin d’avoir satisfait des facultés plus nobles et les besoins élevés de l’âme humaine ; que ; par conséquent, de pareilles productions sont éphé­mères, et n’iront jamais se placer à côté des chefs-d’œuvre immortels des grands maîtres de l’art, parce que cela seul est durable qui répond aux idées éternelles de la raison et aux senti­ments profonds du cœur humain. On démontre ainsi à un auteur que c’est pour n’avoir pas fait de l’art pour l’art, mais de l’art pour la fortune, pour la faveur populaire, et même pour un but plus xlevé, mais étranger à l’art, pour un but moral, politique ou religieux, qu’il a manqué le sien, et qu’il a été si mal inspiré. En tout ceci, il n’est question ni des règles du juste et de l’injuste, ni d’orthodoxie, ni d’éducation morale et religieuse. Le critérium n’est pris ni dans la religion, ni dans la morale, ni dans la logique^, mais dans l’art lui-même, qui a ses principes a lui, sa législation et sa juridiction particulières, qui veut être jugé d’après ses propres lois. Ne craignez rien ; ces lois, que le goût seul connaît et applique, ne sont point opposees à celles de la morale ; ces principes ne sont pas hostiles aux vérités religieuses. Comment la vérité, dans l’art, serait-elle l’ennemie de toute autre vérité ? le fond n’est-il pas identique ? ne sont-ce pas toujours ces mêmes idées, éternelles et divines, qui se manifestent dans des sphères et sous des formes différentes ? Elles ne peuvent ni se combattre, ni se contredire ; ce n’est pas, cependant, une raison pour confondre ce qui est et doit rester distinct. Laissez les facultés humaines se dé­velopper dans leur diversité et leur liberté, c’est la condition même de leur harmonie. La pensée religieuse, la pensée philosophique et la pensée artistique sont sœurs, leur cause est commune, et elles aspirent au même but, mais par des moyens différents, et sans s’en douter, sans s’en inquiéter, sans s’en faire un perpétuel souci. Elles suivent chacune la voie que Dieu leur a tracée, sûres qu’elles arriveront au même terme final. Après qu’on a eu tout divisé et séparé, est venue la manie de tout ramener à l’unité et de tout confondre ; rien n’est plus fastidieux que cette perpétuelle identification de toutes choses, qui efface, avec la diversité, la vie et l’originalité, qui enlève les limites, brise toutes les barrières, intervertit les rôles, fait de l’artiste, tantôt un prêtre, tantôt un philosophe, tantôt un pédago­gue, tout, excepté un artiste. Laissons à l’art son caractère et sa physionomie propres, gardonsnous de le travestir ou de l’asservir. Nous ne comprenons pis l’intolérance de ceux qui ré­clament une liberté entière pour la raison philo­sophique, et qui la refusent à l’art. Ils blâment le moyen âge de ce qu’il a fait de la philosophie la servante de la théologie. Mais l’artiste a-t-il donc moins besoin de cette liberté que la philo­sophie ? son esprit doit-il être moins dégagé de toute contrainte et affranchi de toute préoccupa­tion ? Obligé d’avoir les yeux fixés sur une vérité morale à développer, sur un dogme à représenter, sur une découverte scientifique à propager, ou sur une idée métaphysique à rendre sensible par des images, il attendra vainement l’inspiration, ses compositions seront froides, la vie manquera à ses personnages^ n’espérez pas qu’il parvienne jamais à toucher, a émouvoir, à exciter l’admira­tion et l’enthousiasme. Dans les œuvres d’où l’inspiration est absente, il ne faut pas même chercher ce que vous demandez, édification, leçon morale ou salutaire impression ; vous n’y trouverez que l’ennui.

  1. Mais essayons de déterminer d’une manière plus précise la nature et le but de l’art en mon­trant les différences qui le séparent de la re­ligion et de la philosophie, malgré les rapports qui les unissent.

Ce qui distingue d’abord essentiellement l’art de la religion, le voici en peu de mots : l’art, ainsi qu’il a été dit plus haut, a pour mission de révéler par des images et des symboles les idées qui constituent l’essence des choses. Dans toute œuvre d’art il y a donc deux termes à considérer : une idée qui en fait le fond, et une image qui la représente ; mais ces deux termes sont tellement combinés et fondus ensemble, ils forment si bien un tout unique et indivisible, qu’ils ne peuvent se séparer sans que l’œuvre d’art soit détruite L’art réside essentiellement dans cette unité Son domaine est illimité· il s’exerce au milieu d’une infinie variété d’idees et de formes ; mais il est retenu dans le monde des sens, il ne peut s’élever par la pensée pure jusqu’à l’invisible, concevoir l’idée en elle-même dégagée de ses images et de ses enveloppes. L’alliance de l’élé­ment sensible et de l’élément spirituel est donc le premier caractère de l’art.

Un autre caractère non moins essentiel, c’est que l’art est une création libre de l’esprit de l’homme. La vérité dans l’art n’est pas révélée, l’artiste ne la reçoit pas toute faite, ou s’il la reçoit, il lui fait subir une transformation ; c’est librement qu’il l’accepte et l’emploie, librement qu’il la revêt d’une forme façonnée par lui. Idée et forme sont sorties de son activité créatrice ; c’est pour cela que ses œuvres s’appellent des créations. L’artiste est inspiré, mais l’inspiration est interne, elle ne vient pas du dehors ; la Muse habite au fond de l’âme du poète. A côté de la libre personnalité se développe un principe spon­tané, naturel, qui se combine avec elle comme l’image avec l’idée. L’harmonie de ces deux principes, leur pénétration réciproque et leur action simultanée constituent la vraie pensée artistique.

La religion diffère de l’art en ce que la vérité religieuse, non-seulement est révélée, mais encore n’est pas essentiellement liée à la forme sensible. Sans doute la religion est obligée de présenter ses idées dans des emblèmes et des symboies qui parlent à la fois aux yeux et à l’esprit ; elle ap­pelle alors à son secours l’art qui traduit ses enseignements en images ; celui-ci est son inter­prète auprès des intelligences encore incapables de comprendre le dogme dans sa pureté ; mais ce n’est là qu’une préparation et une initiation. Le véritable enseignement religieux se transmet par la parole et s’adresse à l’esprit. D’un autre côté, le véritable culte est celui que l’âme rend au Dieu invisible en cherchant à s’unir à lui dans le silence de la méditation et de la prière ; c’est là le culte en esprit et en vérité ; or l’art ne saurait y atteindre. L’union mystique de l’âme avec Dieu s’accomplit dans le silence et le re­cueillement.