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la préférence sur son maître. Platon a rendu d’autres services à l’esprit humain, et le christianisme, en particulier, sait tout ce qu’il lui doit ; mais Platon, avec la divine élégance de ses formes, n’était point fait pour les labeurs de l’école. Sa mission était de charmer, de convaincre les âmes, en les purifiant. C’était à un autre d’initier les esprits aux pénibles investigations de la science. C’est qu’en effet, quand on parle de l’empire souverain exercé par Aristote, c’est surtout de sa logique qu’il s’agit ; et, pour qui se rappelle l’histoire de la scolastique, pour qui connaît la nature vraie de la logique, il n’y a pas de doute que l’Organon d’Aristote, étudié sans interruption pendant cinq ou six siècles par toutes les ecoles de l’Europe, commenté par les maîtres les plus illustres, ne pouvait être remplacé par aucun livre ; il n’y a pas de doute qu’aucun livre, si ce n’est celui-là, ne pouvait donner à l’esprit moderne et à toutes les langues par lesquelles il s’exprime cette rectitude, cette justesse, cette méthode que le génie européen seul jusqu’à présent a connues. Il est tout aussi certain que la logique était la seule science qui pût être cultivée avec cette ardeur et ce profit, sans porter atteinte aux croyances religieuses qui firent alors le salut du monde. La logique, précisément parce qu’elle ne consiste que dans les formes de la science, et qu’elle n’engage expressément aucune question, ne peut jamais causer d’ombrage. Elle ne s’inquiète point des principes, auxquels elle est complètement indifférente. C’est là ce qui fait qu’elle a pu tout à la fois être adoptée par les chrétiens et les mahométans, par les protestants et les catholiques, par les croyants et les philosophes. Où trouver rien de pareil dans Platon ? Ou trouver rien de pareil dans aucun autre philosophe ? Si la science et ses procédés étaient l’esprit humain tout entier, Aristote eût été plus grand encore qu’il n’est ; l’esprit humain n’aurait point eu d’autre guide que lui.

Mais sur les questions essentielles que Platon avait résolues d’une manière si nette et si vraie, sur la Providence, sur l’âme, sur la nature de la science, Aristote s’est montré indécis, obscur, incomplet. Le dieu de sa métaphysique n’est pas le dieu qui convient à l’homme ; Dieu est plus que le premier moteur, au sens où Aristote semble le comprendre ; il a créé le monde, comme il le protège et le maintient ; il ne peut avoir pour ses créatures cette indifférence où le laisse le philosophe, il préside au monde moral tout aussi bien qu’il meut le monde physique ; il doit intervenir dans la vie des individus et des sociétés tout aussi bien qu’il intervient dans les phénomènes naturels. Incertain sur la Providence et sur Dieu, Aristote ne l’est guère moins sur l’immortalité de l’âme et sur la vie qui doit suivre celle d’ici-bas. Il ne nie pas que l’âme survive au corps, sans toutefois l’affirmer bien positivement ; mais de ce principe il ne tire aucune de ces admirables conséquences qui ont fait du platonisme une véritable religion. Quant à la science, il ne la fait pas sortir tout entière de la sensation, comme le lui attribue le fameux axiome qu’on chercherait vainement dans ses œuvres ; mais il est sur la pente ou son maître avait voulu retenir la philosophie ; il est sur le bord de l’abîme, où tant d’autres se sont précipités en suivant ses traces, malgré les avertissements de Platon. D’ailleurs, ces lacunes si graves, et d’autres encore qu’on pourrait citer, ne devaient rien ôter à son autorité. Dans le mahométisme, comme dans le christianisme, c’était à une autre source qu’on puisait des croyances ; il n’y avait point à lui en demander, et les siennes, chancelantes comme elles l’étaient,


ne pouvaient pas blesser bien vivement des convictions contraires. Cette indécision même ne nuisait en rien à la science ; elle s’accordait fort bien avec elle, et l’Église catholique, tout ombrageuse qu’elle était, oublia bien vite les anathèmes dont jadis quelques Pères de l’Église avaient frappé le péripatétisme. On attendait et l’on tirait d’Aristote trop de services, pour qu’on pût s’arrêter à ce que dans un autre on eût poursuivi comme des opinions condamnables.

C’est une histoire qui est encore à faire, toute curieuse qu’elle est, que celle de l’aristotelisme. Les ouvrages d’Aristote, d’abord peu connus après sa mort, par suite de quelques circonstances assez douteuses qu’ont rapportées Strabon et Plutarque, ne commencèrent à être vraiment répandus que vers le temps de Cicéron ; c’est Sylla qui les avait apportés à Rome après la prise d’Athènes. Il n’est pas présumable d’ailleurs que l’enseignement d’Aristote, qui dura treize années dans la capitale de la Grèce, eût laissé ses doctrines ignorées autant qu’on le suppose en général ; mais ce qui est certain, c’est que ce n’est guère que vers l’ère chrétienne que son empire s’étendit. Ce fut d’abord, comme plus tard, la logique qui pénétra dans les écoles grecques et latines. Sans acception de systèmes, toutes se mirent à étudier, à commenter l’Organon ; les Pères de l’Église, et à leur suite tous les chrétiens, n’y étaient pas moins ardents que les gentils ; et tout le moyen âge n’a pas craint d’attribuer à saint Augustin lui-même un abrégé des Catégories, qui d’ailleurs n’est pas authentique. Boëce, au vie siècle, voulait traduire tout Aristote, et nous avons de sa main l’Organon. Les commentateurs grecs furent très-nombreux, même après que les écoles d’Athènes eurent été fermées par le décret de Justinien ; et, parmi ces commentateurs, quelques-uns furent vraiment considérables. L’étude de la logique ne cessa pas un seul instant à Constantinople ni dans l’Europe occidentale. Bède, Isidore de Séville la cultivaient au viie siècle, comme Alcuin la cultivait au viiie à la cour de Charlemagne. C’est de l’Organon que sortit, au xie siècle, toute la querelle du nominalisme et du réalisme, tout l’enseignement d’Abeilard. Vers la fin du xiie siècle, quelques ouvrages autres que la Logique s’introduisirent en Europe, ou, ce qui est plus probable, y furent retrouves ; et, dès lors, les doctrines physiques et métaphysiques d’Aristote commencèrent à prendre quelque influence. L’Ëglise s’en effraya, parce qu’elles avaient provoqué et autorisé des hérésies. Un envoyé du pape dut venir inspecter l’Université de Paris, centre et foyer de toutes lumières pour l’Occident ; et, en 1210, les livres d’Aristote autres que la Logique furent condamnés au feu ; non-seulement on défendit de les étudier, mais encore on enjoignit à tous ceux qui les avaient lus d’oublier ce qu’ils y avaient appris. La précaution était inutile, et elle venait trop tard. L’exemple des Arabes, qui, dans leurs écoles, n’avaient point d’autre maître qu’Aristote, et qui l’avaient traduit et commenté tout entier à leur usage ; les besoins irrésistibles de l’esprit du temps, qui demandait à grands cris une sphère plus large que celle où l’Ëglise avait tenu l’intelligence depuis cinq ou six siècles, la prudence même de l’Église, revenue à des sentiments plus éclairés, tout se réunit pour abaisser les barrières ; et, après quelques essais encore infructueux, et une nouvelle mission apostolique qui n’avait pas plus réussi que la première, on ouvrit la digue et on laissa le torrent se précipiter par toutes les voies, par toutes les issues. Pendant près de quatre siècles, il se répandit en toute liberté dans toutes les écoles, et il suffit à alimenter