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avant lui, une sorte de discipline à son école : un chef, un archonte, renouvelé tous les dix jours, veillait à maintenir le bon ordre ; et des Banquets périodiques réunissaient tous les élèves plusieurs fois dans l’année. Aristote avait pris soin lui-même, à l’imitation de son ami et de son rival platonicien, de tracer le règlement de ces réunions (νόμον συμποτικοί), et un article, inspiré par ses goûts très-connus, interdisait l’entrée de la saile du festin au convive qui, sur sa personne, n’aurait point observé la plus scrupuleuse propreté. Aristote faisait deux leçons ou, comme on disait pour lui particulièrement, deux promenades par jour : l’une le matin, περίπατος εωθινός ; l’autre le soir, δειλινός. L’enseignement variait de l’une à l’autre, comme l’exigeait la nature même des choses : la première destinée aux élèves plus avancés traitait des matières les plus difficiles, ακροαματικοί λόγοι ; l’autre s’adressait en quelque sorte au vulgaire, et n’abordait que les parties les moins ardues de la philosophie, εξωτερικοί λόγοι, εγκύκλιοι λόγον, λόγοι έν κοίνω. C’est de cette division nécessaire dans toute espèce d’enseignement, que des historiens postérieurs ont tiré ces singulières assertions sur la différence profonde de deux doctrines, l’une secrète, l’autre publique, qu’Aristote aurait enseignées. La philosophie en Grèce, à cette époque surtout, a été trop indépendante, trop libre, pour avoir eu besoin de cette dissimulation. Le précepteur d’Alexandre, l’ami de tous les grands personnages macédoniens, l’auteur de la Métaphysique et de la Morale, n’avait point à se cacher : il pouvait, tout dire et il a tout dit, comme Platon son maître, dont un disciple zélé pouvait d’ailleursreeueillir quelques théories, qui ae la leçon n’avaient point passé jusque dans les écrits (άγραφα δόγματα). Mais supposer aux philosophes grecs, au temps d’Alexandre, cette timidité, cette hypocrisie antiphilosophique, c’est mal comprendre quelques passages douteux des anciens ; c’est, de plus, transporter à des temps profondément divers des habitudes que les ombrages et les persécutions mêmes de la religion n’ont pu imposer aux philosophes du moyen âge. Il faut certainement distinguer avec grand soin les ouvrages acroamatiques des ouvrages exotériques d’Aristote ; mais il ne s’agit que d’une différence dans l’importance et l’exposition des matières ; il ne s’agit pas du tout de la publicité, qui était égale pour les uns et pour les autres. Aristote avait donc cinquante ans quand il commença son enseignement philosophique, et l’on peut juger, d’après les détails biographiques qui précèdent, ce que devait être cet enseignement appuyé sur d’immenses travaux, des méditations continuelles, une expérience consommée des choses et des hommes, et une position toute-puissante par l’estime que lui avait vouée son élève, dominateur de la Grèce et de l’Asie. C’est durant ces treize années de séjour à Athènes qu’Aristote composa ou acheva de composer tous les grands ouvrages qui sont parvenus jusqu’à nous, à travers les siècles qui les ont sans cesse étudiés. On sait avec quelle générosité, digne d’un conquérant du monde, Alexandre contribua, pour sa part, à ces monuments éternels de la science. Si l’on en croit Pline, plusieurs milliers d’hommes, aux gages du roi, étaient chargés uniquement du soin de recueillir et de faire parvenir au philosophe tous les animaux, toutes les plantes, toutes les productions curieuses de l’Asie ; et c’est avec ce secours qu’aujourd’hui les nations les plus libérales et les plus riches peuvent à peine assurer à la science, qu’Aristote composa cette prodigieuse Histoire des animaux, ces traités d’anatomie et de physiologie romparées. que les plus illustres naturalistes de nos jours admirent plus encore peut-être que ne


l’a fait l’antiquité. Athénée affirme qu’Alexandre donna plus de 800 talents à son maître pour faciliter ses travaux de tous genres, et la formation de sa riche bibliothèque, ce qui fait, en ne comptant le talent qu’à 5000 fr., 4 000 000 de notre monnaie. Cette somme, toute considérable qu’elle est, n’a rien d’exagéré quand on songe aux trésors incalculables que la conquête mit aux mains d’Alexandre. On peut croire que ces libéralités du royal élève et cette intelligente protection servirent aussi au philosophe pour composer cet admirable et si difficile Recueil des constitutions politiques grecques et barbares, que le temps n’a pas laisse parvenir jusqu’à nous, mais qui n’avait pas dû coûter moins de recherches que l’Histoire des animaux. Aristote, entouré, comme il l’était à ce moment, d’une famille qu’il paraît avoir beaucoup aimée ; de sa fille Pythias mariée à Nicanor, son fils adoptif ; d’Herpyllis sa seconde femme, et auparavant son esclave, pour laquelle il semble, d’après son testament, avoir eu la plus vive affection ; de Nicomaque, fils qu’il avait eu d’elle ; illustre parmi les philosophes, les naturalistes, les médecins même de son temps, comblé des faveurs d’Alexandre, Aristote était alors dans une de ces rares positions qui font l’envie du reste des hommes. Il ne paraît point qu’il en abusa ; mais ce bonheur si complet, si réel, si éclatant, dura peu. La conspiration d’Hermolaüs, dans laquelle Alexandre impliqua le neveu d’Aristote, Callisthène, dont la rude franchise l’avait blessé, éclata vers cette époque, et il est certain que dès lors la froideur entre le roi et son ancien maître succéda aux relations si affectueuses qui jusque-là les avaient unis. Le meurtre d’un homme tel que Callisthène, accompagné des circonstances odieuses que n’ont pu dissimuler même les historiographes officiels du roi, indigna la Grèce entière, et la postérité le regarde encore comme une tache ineffaçable à la mémoire du héros. On peut juger de la douleur que cette catastrophe dut causer à l’oncle de la victime, au précepteur de celui qui venait de se déshonorer par ce forfait. Six années s’écoulèrent encore jusqu’à la mort d’Alexandre, et l’on doit croire que durant tout ce temps les rapports d’Aristote et de son coupable élève durent être aussi rares que pénibles. Mais si le ressentiment devait être profond dans le cœur du philosophe, rien n’autorise à supposer, avec quelques auteurs anciens, qu’Aristote ait nourri des projets de vengeance. Tout dément cette abominable calomnie, répétée par Pline, qui lui attribue d’avoir, d’accord avec Antipater, empoisonné Alexandre, calomnie dont s’autorisa plus tard Caracalla, le singe du héros macédonien, pour chasser les peripatéticiens d’Alexandrie et brûler leurs livres. Alexandre est mort à la suite d’orgies, d’une mort parfaitement naturelle, comme l’attestent les mémoires mêmes de ses lieutenants, Aristobule et Ptolémée, que possédaient et que citent Plutarque et Arrien ; comme l’attestaient le journal qu’on tenait chaque jour des actions du roi, εφημερίδες βασίλειαι, et en particulier le journal de sa maladie. Aristote passait si peu pour l’ennemi d’Alexandre, malgré son juste ressentiment, et il était si bien resté l’ancien partisan du Macédonien, qu’aussitôt après la mort du roi, à ce qu’il parait, il dut songer à se soustraire aux dangers de la réaction, et qu’il se retira dans une ville soumise aux autorités macédoniennes et protégée par elles. Il serait également difficile de comprendre et que le parti antimacédonien, dirigé par Démosthène et Hypérides, ait poursuivi l’empoisonneur d’Alexandre, et que les Macédoniens l’aient défendu. Aristote dut fuir, non point devant une accusation politique, mais devant une accusation d’impiété portée contre lui par le grand prêtre Eurymedon, soutenu