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Laërce, il désire qu’on élève des statues à la mémoire de l’un et de l’autre. Bien plus, après la mort de Proxène, il fit, pour un orphelin qu’il laissait, ce que Proxène avait fait jadis pour lui ; il adopta cet orphelin pour fils, bien qu’il eut d’autres enfants, et il lui donna en mariage sa fille Pythias. Il est bon d’insister sur ces détails que les biographes attestent unanimement, pour réduire à leur juste mesure les reproches d’ingratitude qu’on lui a si souvent adressés. La reconnaissance, comme le prouveront quelques autres faits encore, a été une des qualités les plus éclatantes d’Aristote ; et il n’est pas à soupçonner que son cœur ait manqué pour son maître seul à ce devoir qu’il a toujours scrupuleusement accompli à l’égard de tant d’autres. Des biographes fort postérieurs ont, sur la foi d’Épicure, il est vrai, donné quelques détails peu favorables sur la jeunesse d’Aristote. A les en croire, il aurait dissipé son patrimoine par sa conduite désordonnée, et il aurait été réduit à se faire soldat, et plus tard même, commerçant et marchand droguiste. Pour sentir combien tout ceci est faux, il suffit de se rappeler, ce qu’on sait d’ailleurs d’une manière irrécusable, qu’Aristote vint étudier à Athènes à l’âge de dix-sept ans. Il est impossible, quelque précocité qu’on lui veuille prêter, qu’il eût pu dès cette époque avoir subi toutes les épreuves par lesquelles on veut bien le faire passer. Il est plus probable que, vers cet âge, son tuteur, dont la surveillance ne l’avait point quitté, l’envoya dans la capitale scientifique de la Grèce, achever des études commencées sans doute sous les yeux de son père, et continuées ensuite sous la direction de Proxène. Si Aristote vit alors Platon, ce ne fut que pendant bien peu de temps ; car c’est dans cette année même, la seconde de la ciiie olympiade, 367 avant J. C., que Platon fit son second voyage en Sicile. Il y resta près de trois ans, et n’en revint que dans la quatrième année de la même olympiade. Aristote avait donc vingt ans environ quand il put recevoir les premières leçons d’un tel maître. Il paraît que Platon rendit tout d’abord justice au genie de son élève : il l’appelait « le liseur, l’entendement de son école, » faisant allusion par là et à ses habitudes studieuses, et à la supériorité de son intelligence. Il ne lui reprochait que la causticité de son caractère et un soin exagéré de sa personne, qu’Aristote, peu favorisé de ce côté, ce semble, poussait plus loin qu’il ne convenait à un philosophe. Quelques auteurs, qui vivaient d’ailleurs plusieurs siècles après, ont essayé de prouver que le disciple n’avait point eu pour son maître tout le respect et toute la gratitude qu’il lui devait. C’est surtout Élien qui, d’après le témoignage fort incertain d’Eubulide, déjà réfuté par Aristoclès, a donné cours à ces fables ridicules qu’ont répétées et propagées plusieurs Pères de l’Église, et qui tiennent une place assez importante dans l’histoire de la philosophie. D’autres, au contraire, affirment qu’Aristote avait voué à Platon une admiration pleine de respect, et qu’il lui consacra un autel ou une inscription composée par le disciple reconnaissant exaltait les vertus de cet « homme que les méchants eux-mêmes ne sauraient attaquer. » Ce qui explique cette inimitié prétendue, c’est l’opposition au génie des deux philosophes. La postérité crédule et peu bienveillante aura converti en luttes personnelles la rivalité et l’antagonisme des systèmes. Le plus exact et le plus récent des biographes d’Aristote, M. Stahr, a beaucoup insisté, avec raison, sur le fameux passage de la Morale à Nicomaque (liv. I, ch. iii, § 1), ou Aristote donne un témoignage personnel des sentiments qu’il avait pour son maître : « Il vaut peut-être mieux, dit-il en parlant d’une théorie qu’il veut réfuter,


examiner avec soin et de près ce qu’on a prétendu dire, bien que cette recherche puisse devenir fort délicate, puisque ce sont des philosophes qui nous sont chers (τέλουζ άνδραζ :) qui ont avancé la théorie des Idées. Mais il doit paraître mieux aussi, surtout quand il s’agit de philosophes, de mettre de côté ses sentiments personnels, pour ne songer qu’à la défense du vrai ; et quoique la vérité et l’amitié nous soient bien chères toutes les deux, c’est un devoir sacré de donner la préférence a la vérité, όσιον προτιμάν τήν αληθειαν. » Il est difficile de comprendre comment, en face d’un témoignage si décisif et si précis, l’histoire a besoin d’en aller chercher d’autres. On peut ajouter d’ailleurs que cette maxime d’Aristote n’a point été stérile pour lui ; et que dans toute sa polémique contre la grande théorie des Idées, il a su toujours allier les droits de la vérité, et les ménagements dus à son maître et au génie de Platon. Une rivalité dont on parle moins, en général, et qui parait avoir été beaucoup plus réelle, si ce n’est plus digne de lui, c’est celle qu’Aristote soutint contre Isocrate. Pour combattre le mauvais goût et les grâces efféminées que ce rhéteur introduisait dans l’éloquence, Aristote ouvrit une école où il professa les principes qu’il devait consigner ensuite dans ses ouvrages de rhétorique. C’est un fait qui nous est attesté par Cicéron. et il paraît que dès lors Philippe vit dans le fils du médecin de son père et dans le compagnon de son enfance, l’homme qui devait enseigner plus tard l’éloquence au futur conquérant de l’Asie. La lutte d’ailleurs, toute brillante qu’elle pouvait être, n’était peut-être pas fort généreuse, puisqu’Isocrate avait alors plus de quatre-vingts ans ; il est vrai qu’il vécut jusqu’à quatre-vingt-dix-huit ans. Les attaques d’Aristote furent assez graves pour que les élèves du vieux rhéteur dussent prendre sa défense dans des ouvrages longs et importants, dont l’un existait encore au temps de Denys d’Halicarnasse et d’Athénée. Cette polémique n’a point laissé de traces dans les œuvres qui nous restent d’Arislote. Il ne faut pas attacher non plus d’importance à ses discussions avec Xénocrate, le second successeur de Platon à l’Αcadémie. Aristote ne put jamais prétendre à l’héritage de son maître, dont il avait toujours combattu le système ; et, de plus, nous le voyons, quelques mois après la mort de Platon, faire un voyage en Asie Mineure, de compagnie avec Xénocrate, qui paraît lui avoir été attaché par les liens d’une assez étroite amitié. Ainsi l’on peut dire que les inimitiés attribuées à Aristote contre Platon, contre Isocrate et contre Xénocrate, n’ont point du tout ce caractère odieux qu’on a voulu souvent leur donner. Tout ce qui doit résulter pour nous de ces récits divers, c’est qu’avant la mort de Platon (348 ans avant J. C.). Aristote n’avait point encore ouvert son école philosophique, mais qu’il s’était fait connaître par des cours d’éloquence. Le talent qu’il y déploya, ses anciennes relations avec la cour de Macédoine, le firent choisir pour ambassadeur par les Athéniens, si l’on en croit un témoignage assez douteux rapporté par Diogène Laërce. Philippe avait ruiné dans la Thrace bon nombre de villes grecques qui tenaient le parti d’Athènes, et Stagire entre autres. Le fils de Nicomaque fut chargé d’aller demander au vainqueur macédonien le rétablissement des villes détruites ; il n’est pas sûr qu’il ait réussi dans cette mission assez delicate, puisque ce n’est que beaucoup plus tard qu’il put obtenir de Philippe ou peut-être même de son disciple, fils de Philippe, la restauration de la petite ville qui lui avait donné naissance. Quoi qu’il en soit, Platon mourut durant son absence (348 avant J. C.) ; et à son retour, Aristote se hâta de