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aucun danger qu’on appréciât d’une manière quelconque, en bien ou en mal, cette œuvre lyrique. Mais comme deux précautions valent mieux qu’une, et qu’on ne saurait trop se défier de l’indiscrète curiosité du public, l’auteur avait adopté le pseudonyme déconcertant de Manfred. Habileté suprême et qui lui avait permis de passer auprès de tous ses amis pour un talent qui n’a pas encore dit son premier mot. Il voulait débuter par un chef-d’œuvre, et ces prétentions-là entraînent bien loin.

À part cela, il profitait de tous les instants de loisir que lui laissait sa vie surmenée de riens pour s’abandonner au remords de ne pas écrire, là, tout de suite, sur sa manchette, à la rigueur, les conceptions exquises et si originales qui lui traversaient le cerveau… Oui, mais cette maladie de l’hésitation !… Il attendait que tout fût mûr, complet, prêt à l’encens universel et lorsqu’il allait se décider… voilà qu’une nécessité urgente le ravissait aux douceurs de la méditation : il avait promis de voir Lanturlut chez Madame Bombard à cinq heures juste, ou bien son gantier l’attendait depuis trois après-midi, et ni le gantier ni Lanturlut n’admettaient de retards.

Donc, mon ami Jacques de Meillan n’était littérateur qu’en puissance, et il n’y avait que Madame Morille au monde pour lui décerner l’épithète de poète. Elle ne le faisait d’ailleurs que par hasard et par fantaisie. Je ne puis pas tout de même affirmer qu’il était rentier, car si le rentier ne fait rien, il a des rentes. Mais autre chose est d’avoir de temps en temps jusqu’à des vingt sous à dépenser en quelques jours, autre chose est de toucher des coupons du Métropolitain. Fils de famille ? Mais a-t-on bien le droit de considérer comme une qualité particulière un trait qui vous est commun avec tous les gens qu’on n’a pas trouvés, nus et enfants, sous des porches ?