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crapaud, un napoléon si tu préfères, que je t’aurais donné ce soir… Tiens ! voilà toujours vingt sous. Veille à ne pas les changer, car une pièce changée est une pièce perdue. À ton âge, avec vingt sous, je durais une semaine, et je mettais de côté cinq centimes pour la caisse d’épargne. Ah ! bon Dieu ! les temps ne sont plus les mêmes… Enfin, j’aurais beau récriminer, on n’arrête pas l’évolution des générations… et d’ailleurs, il faut que je te quitte. Paillon m’attend au café Turc, pour son affaire de Venise, tu sais, son héritage des Doges. Il y a cinq cent mille francs pour moi si je l’aide à retrouver les pièces qui établissent ses droits. C’est une grosse affaire… Donc, à une heure, au bar américain. Ferme bien la porte et n’oublie pas de rentrer le vautour. Dimanche dernier je l’ai trouvé qui barbotait dans mes papiers, à minuit. Je n’aime pas ces manières.

Il partit, à la poursuite de ses songes de millions, et Jacques demeura seul, instantanément repris par son idée fixe.

— Mon premier bal, oui ! pensait-il en tisonnant son feu. Les jeunes filles rêvent d’y rencontrer celui qu’elles n’ont encore jamais vu. Moi, je voudrais y retrouver celle que je connais déjà… Ah ! mais puis-je dire que je la connais ? Un prénom seulement, et le souvenir, qui déjà s’efface, de traits trop chéris… Anne est un rêve.

Je suis bien sot. J’aurais dû la suivre, savoir où elle s’arrêtait, son nom. Et j’apprendrais la mandoline pour en jouer sous sa fenêtre, par les nuits de printemps. Anneaux cheveux dorés, aux yeux rayonnants, je vous en veux mortellement de penser que celle que j’aimerai sera différente de vous et que vous allez me la gâter… Anne, ce n’est pas bien d’avoir passé, prématurée… Il fallait venir à temps. À temps, comprenez-vous, au moment où vous auriez été réelle, où j’aurais été prêt, Anne, fée du