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Il prit une brosse et du savon et en quelques minutes rendit la carapace de sa tortue brillante comme un petit bouclier, imbriqué d’écailles blondes, puis il la parfuma en la frottant d’essence de lavande, l’odeur favorite de Jeannette, et enfin la reposa sur le guéridon.

— Là ! tu es très belle, très belle… N’éternue donc pas ainsi, ça te fatigue. Tu es très belle. Et moi aussi je vais être tout à l’heure très beau. Ma petite Jeannette, je devine ta pensée : tu te demandes pourquoi, m’étant habillé, je ne resterais pas tout simplement ici. Eh bien ! je te jure que je le ferais, que, ce soir, je n’irais pas profaner le souvenir sacré que je dois garder d’Anne l’élue dans les bras de danseuses pauvrement inconnues et quelconques, si je ne craignais de paraître ridicule aux yeux de mon père en dînant avec lui en frac pour me recoucher ensuite. Tu sais, Jeannette, que, pour que mon existence, (totalement inutile, nous ne saurions nous le dissimuler), soit tolérée par mon père, il ne suffit pas que j’en sois le fils, mais encore qu’il ne puisse jamais deviner en moi le moindre scepticisme vis-à-vis des principes supérieurs de la correction et du savoir-vivre, qu’il tient d’autant plus à me voir respecter qu’il y croit moins lui-même. Il faut donc que je m’efface, que je semble un reflet et un fantôme devant lui, pour qu’il me soit permis d’avoir ma chambre et mon univers intérieur tous deux à l’écart du flot envahissant d’activité commerciale qui porte tout le monde dans cette ville bénie. Avoir endossé pour rien l’habit de l’oncle Adolphe serait donc fâcheusement rappeler à mon nourricier que j’ai atteint l’Age où l’on met d’habitude les jeunes gens en apprentissage chez des serruriers, des entrepreneurs ou des professeurs de droit. Je dois donc aller au bal.

Et puis — je peux bien te le dire, n’es-tu pas un peu