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creux. Juliette, par comparaison, aurait les genoux d’une grande poupée… Si je l’aimais, je craindrais de lui paraître ridicule en lui faisant soupeser une caboche pareille… Mais, Dieu merci, je n’aime pas Juliette, je n’aime que ses bras qui sont vraiment des personnes animées, et que j’entrevois maintenant, dans la pénombre des manches ouvertes, et plus brillants que les rayons du jour d’hiver, qui ne les éclaire pas.

— À quoi pensez-vous, Jacques ?

— Je pense que j’ai une bien grosse tête, chère amie, pour le peu que j’ai à y mettre. Voulez-vous que je vous récite des poèmes ?

— Oui.

— Verlaine, Baudelaire, ou Samain ?

— Qu’est-ce qu’il a écrit, Baudelaire ?

Les Fleurs du Mal.

— Ah !

— Rassurez-vous. Ce sont des fleurs de beauté, des confidences, des tendresses, des terreurs…

— La poésie de l’âme ?

— Ah ! et de quelle âme ! la plus profonde, la plus souffrante, la plus traquée.

— Des confidences, disiez-vous ? Mon petit Jacques, rappelez-vous tout ce que vous pourrez de Baudelaire.

Il lut en sa mémoire, au hasard, et Juliette, malgré l’atonie volontaire de sa voix, écoutait, extasiée, oublieuse, ces strophes nouvelles pour elle où s’avouait une ardeur, un désespoir et une méditation tellement universels que sa propre douleur s’y perdait comme une goutte d’eau s’évaporant sur le brasier où on la jette. Après Recueillement, après Le Balcon, après Chant d’Antonine, il dit l’Invitation au Voyage, et véritablement il y eut une minute où ni l’un ni l’autre ne sut le lieu de leur présence