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La Révolte des Tramps




J’ai dit déjà qu’on désigne sous le nom de tramps des misérables qui n’ont d’autre profession que celle de marcher d’une ville à une autre, où, à la nuit tombante, ils vont se grouper à la porte du workhouse. À sept heures on ouvre, on les fouille ; ils se déshabillent et prennent un bain. On leur donne la livrée de l’Union, pendant qu’on fumige leurs hardes, huit onces de pain ou une pinte de bouillie (gruel) et on les enferme soit dans une cellule, soit dans une salle commune ou sur un grabat, lit de sangle ou sac de paille ; ils ont l’hospitalité d’une nuit en échange d’une somme de travail, bris de pierre ou fabrication d’étoupe, qui les tient jusqu’à onze heures ou midi, et après un repas aussi sommaire que celui de la veille, on leur rend leurs guenilles et leur liberté.

Le dimanche on les laissait partir de bonne heure sans exiger la tâche habituelle, aussi le samedi soir était-il le jour béni des tramps, ils avaient le gîte et les repas gratis. Le Parlement a jugé que c’était trop favoriser ces misérables, et un acte du 1er janvier dernier ordonne que les pauvres de passage (casual paupers) admis le samedi au vagrant ward (quartier des vagabonds) y seront enfermés jusqu’au lundi, afin d’accomplir la tâche réglementaire.

Or, un dimanche, une quarantaine d’hommes se trouvaient au vagrant ward de l’Union de Croydon (sud de Londres), et la cloche du workhouse sonnait joyeusement le réveil.

Les tramps couchés côte à côte et pieds à pieds sur deux lignes parallèles de hamacs en toile fixés par les bouts à quatre barres de fer longitudinales grelottaient sous leurs vieilles couvertures usées, car du dehors un gardien venait de tirer le cordon des hautes fenêtres à bascule, et l’air frais du matin entrait, jetant des frissons dans cette fourmilière de gueux.

La cloche tintait toujours et quelques-uns firent mine de sortir de leur couche, cherchant leurs effets d’un mouvement machinal, oubliant qu’ils leur avaient été pris la veille pour la fumigation et qu’ils n’avaient reçu en échange que la grosse chemise de toile bise fournie par l’administration. Ils se rallongèrent sous leur couverture, cherchant à se rendormir en écoutant le bavardage des petites pauvresses, orphelines, de l’Union, mises en joie par le dimanche, et qui leur arrivait d’un dortoir de l’autre côté du ward comme un gazouillement perlé de fauvettes. Une heure après, la cloche sonna le déjeuner ; il y eut quinze minutes de grand silence, puis ils entendirent dans la cour les pas des pauvres qui venaient essayer de se chauffer à un coin de soleil en attendant le moment de l’office. Tinta de nouveau la cloche, et cette cité de 2,000 vivants fut silencieuse comme un sépulcre.