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C’était un public-house ne différant en rien des autres du même quartier, et je serais bien empêché de le retrouver, perdu qu’il est dans un dédale de ruelles. Il me parut cependant étrangement louche et sinistre, en dépit de ses deux becs de gaz brillant comme des yeux de loups derrière des vitres dépolies. De temps à autre une ombre passait, la porte s’ouvrait et l’on entendait plus distinctement la ritournelle.

Cependant il semblait vide ; à part le crin-crin aigu, aucun bruit n’en sortait.

Nous poussâmes la porte. Quatre personnages en chapeau rond et en guenilles, accoudés sur le comptoir, fumaient silencieusement de longues pipes de clay à côté d’un pot de porter, et paraissaient s’amuser moult tristement, à la façon de leur pays.

— Ah ! voici M. Thompson, s’exclama un homme énorme, surgissant derrière le comptoir. Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Rien, ce soir. Je viens avec ce gentleman. Est-ce commencé ?

— Pas encore. La femelle n’est pas arrivée. Mauvais temps. Les shillings et les six pence se refusent à sortir des poches. On fait le sac pour ripailler à Noël. Depuis une heure on racle, et les clients n’arrivent pas.

— J’ai entendu, du bout de la rue ; c’est le violon qui m’a fait reconnaître…

— Mauvaise enseigne, monsieur Thompson. Dire qu’il faut payer un orchestre pour attirer des gueux à un spectacle que tous les seigneurs de la Chambre haute et les messieurs de la Chambre basse payeraient une guinée par tête et feraient dix milles à pied pour en jouir.

— Et même plus.

— Eh ! Eh ! vous avez raison, et même plus. Entrez, gentlemen ; la femelle ne va pas tarder.

Et, soulevant le slab du comptoir, il nous livra passage.

Dans une salle ou plutôt une arrière-chambre, car la pièce ne pouvait guère contenir plus de vingt ou trente personnes, une dizaine de drôles, à face patibulaire buvaient, causaient et fumaient sans bruit, assis le long des murailles sur des bancs larges comme des tables et en face de tables étroites comme des bancs. Les dos de plusieurs générations de voleurs avaient maculé le mur de grandes taches graisseuses. Le papier éraillé, déchiré, moisi, pendait en longues déchirures, laissant voir les lèpres du crépi. Sur les tables poissées de bière et de gin, des pots, des mesures d’étain, des paquets éventrés de bird’s eye, des cigares et des pipes neuves. Au milieu une sorte d’établi carré et massif. Un bec de gaz sans globe éclairait cet antre suant la misère et le vice.

Il n’y avait là, comme bien l’on pense, ni les parfums aromatiques, ni les allumettes au benjoin et au sandal des mauvais lieux de l’Orient, ni même la forte odeur du musc mélangée aux senteurs hircines de la nuque moutonneuse des