Page:Fournier - Souvenirs poétiques de l’école romantique, 1880.djvu/50

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
34
BARBIER (AUGUSTE).

Il était doux de vivre aux chansons des guitares,
Car, ainsi qu’aujourd’hui, les chants n’étaient pas rares.

Les chants suivaient partout les plaisirs sur les eaux,
Les courses à la rame, à travers les canaux,
Et les beaux jeunes gens, guidant les demoiselles,
Alertes et gaiement, sur les gondoles frôles.
Alors, après la table, une main dans la main,
On dansait au Lido jusques au lendemain ;
Ou bien vers la Brenta, sur de fraîches prairies,
On allait deux à deux faire ses rêveries,
Et sur l’herbe écouter l’oiseau chanter des vers
En l’honneur des zéphirs qui chassaient les hivers
Alors jeunes et vieux avaient la joie en tête ;
Toute la vie était une ivresse parfaite,
Une longue folie, un long rêve d’amour,
Que la nuit en mourant léguait encore au jour.
On ne finissait pas de voir les belles Heures
Danser d’un pied léger sur toutes les demeures ;
Car Venise était riche, et les vagues alors,
Comme au grand Salomon lui roulant des trésors,
Sous son manteau doré, sa pourpre orientale,
Le visage inondé de la senteur natale,
Elle voyait ses fils, épris de sa beauté,
Dans ses bras délicats mourir de volupté.
Mais le bonheur suprême en l’univers ne dure ;
C’est une loi qu’il faut que tout le monde endure,
Et l’on peut comparer les forêts aux cités,
En fait de changements et de caducités.
Comme le tronc noirci, comme la feuille morte
Que l’hiver a frappés de son haleine forte.
Le peuple de Venise est tout dénaturé.
C’est un arbre abattu sur un sol délabré ;
Et l’on sent, à le voir ainsi, que la misère
Est le seul vent qui souffle aujourd’hui sur sa terre.
Il n’est sous les manteaux que membres appauvris,