Page:Floréal (Journal hebdomadaire) du 13 novembre 1920.djvu/19

Cette page a été validée par deux contributeurs.

LE MÉTAL

HISTOIRE D’IL Y A VINGT MILLE ANS, par R. DUNAN


Dans la nuit compacte et lourde, une lueur légère s’épandit de l’Orient. Une mousseline ténue semblait envelopper l’obscurité et la dissoudre. Le jour fluait, en ondes insaisissables, de la plaie lumineuse qui s’élargissait au levant. Ce fut une lame rigide, couleur de rouille, puis une nuée oscillante et violette qui vaguait vers le zénith.

Le monde se dévoilait peu à peu sous la clarté. D’abord la masse tumultueuse des rocs et des pics lancéolé de jaillissements aigus l’ombre atténuée. Puis s’étendit la brutale grisaille des granits et des schistes ascendant vers le Sud jusqu’aux horizons fermés. Enfin, l’immense forêt aux teintes bleues répandit au nord et à l’Est son infini pullulement de chlorophylles. La rumeur qui s’en élevait semblait gonfler l’énorme coupole du ciel où d’énormes nuages ocre vaguaient dans l’éther.

Sur un pic rocheux dominant la forêt géante, à l’orée d’une caverne encore ignorée de la clarté, une forme animale veillait dans un fouillis de pelages. Sous la lumière jaillissant intarissablement de l’orient, les contours des choses s’avéraient peu à peu. Les sentiers et chemins qui conduisaient à la caverne devinrent nets. Alors la forme se leva et vint s’accouder sur une saillie de roc. La vue s’étendait depuis les débris rocheux et hostiles qui formaient les pentes menant à la caverne, jusqu’aux lointains verts et bleus où pâturaient les herbivores, où coulaient les fleuves, où la vie régnait dans le désordre et la lutte. L’homme regarda.

La bête véritable de ce temps-là possédait déjà une incroyable variété de formes. Le nègre et la négroïde aux narines déprimées, le prognathe d’Australasie, le jaune et le blanc se différenciaient depuis des millénaires. Des centaines de siècles d’évolution sur elles-mêmes avaient creusé entre les races de prodigieux abîmes.

L’être qui surveillait la sylve au pied de cette chaîne qui devait un jour se nommer les Pyrénées, était un des derniers survivants de la race artiste qui peuplait immémorialement le sol que bien plus tard on nommerait la France. Depuis longtemps, l’abaissement de la température après des pluies gigantesques, avait chassé les troupeaux du sol où le Magdalénien vivait. Les grands ruminants eux-mêmes avaient disparu, et l’homme, pour qui la chasse était devenue ingrate et dure, avait dû quitter les cavernes prodigieuses où, pendant des milliers de générations, ses aïeux s’étaient prolongés. À la recherche du gibier, il avait gagné vers le Sud, mais l’énorme masse pyrénéenne arrêtait la marche et depuis un demi-siècle, la tribu vivait là.

L’homme qui inspectait les abords de l’habitat eut un cri bref et rauque. De l’ombre sortit un autre homme et tous deux s’absorbèrent sans parler devant le soleil levant.

Une sphère géante apparaissait au ras de l’horizon ; orange et violette, elle semblait tourner sur elle-même en jetant des étincelles. Les rayons venaient se poser sur les choses comme des flèches aiguës. Une vie débordante emplissait le monde. Les oiseaux pépiaient avec bruit.

Les deux hommes étaient de haute stature avec un torse puissant et des jambes courtes. Leur masque creux et ravagé quoiqu’ils fussent jeunes, avait cette expression de douleur méditée qui devait, cent siècles plus tard, être un élément de beauté. Une vitalité hargneuse et rapide se manifestait en chacun de leurs gestes. Les muscles obéissants possédaient cette réactivité immédiate que seules les bêtes devaient conserver lorsque la civilisation naquit. Leurs vêtements étaient savants et commodes. C’étaient des peaux de bêtes cousues avec des tendons. Les bras seuls étaient libres et les jambes à partir de mi-cuisse. Leurs oreilles mobiles cherchaient les bruits et les captaient avec précision ; sous le miroir lumineux des yeux, les narines épiaient, en aspirations régulières, les odeurs que charriait le vent. Ces hommes n’étaient point, alors, comme devaient le juger plus tard leurs descendants, de faibles animaux mal armés et peu désignés pour la conquête du globe. C’étaient d’admirables machines, intelligentes et souples, puissantes et despotiques, qui ne craignaient ni les félins ni les plantigrades carnivores. Seule, la redoutable question des nourritures, qui demeurera vingt mille ans plus tard le tourment des cités, se posait sans cesse devant eux comme un terrible problème. Il fallait à l’homme primitif, pour qu’il développât son humanité latente, que la chasse lui fût à la fois délicate et facile, qu’il eût des loisirs et que toute son activité ne fût pas utilisée en besognes vaines. Or, la fuite des Magdaléniens vers le Sud avait détruit les habitudes anciennes ; un demi-siècle n’avait pas encore donné à ceux-ci cette facilité de vie sans quoi l’homme ne fût jamais issu du grand singe ancestral.

Et voilà que depuis un mois, en ce pays perdu et isolé, entre la montagne farouche et la sylve désertée, des événements redoutables avaient remis en question l’existence même de la tribu. Partis quérir des coquillages à la mer qui déroulait non loin ses volutes