Page:Flaubert - Théâtre éd. Conard.djvu/514

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pièce. Si Carvalho ne m’avait point, durant un mois, blasé dessus avec des corrections que j’ai enlevées, j’aurais fait des retouches ou peut-être les changements qui eussent peut-être modifié l’issue finale. Mais j’en étais tellement écœuré que pour un million je n’aurais pas changé une ligne. Bref, je suis enfoncé.

« Il faut dire aussi que la salle était détestable, tous gandins et boursiers qui ne comprenaient pas le sens matériel des mots. On a pris en blague des choses poétiques. Un poète dit : « C’est que je suis de 1830, j’ai appris à lire dans Hernani et j’aurais voulu être Lara. » La-dessus, une salve de rires ironiques, etc.

« Et puis, j’ai dupé le public à cause du titre. Il s’attendait à un autre Rabagas ! Les conservateurs ont été fâchés de ce que je n’attaquais pas les républicains. De même, les communards eussent souhaité quelques injures aux légitimistes

« Mes acteurs ont supérieurement joué, Saint-Germain entre autres. Delannoy, qui porte toute la pièce, est désolé et je ne sais comment faire pour adoucir sa douleur. Quant à Cruchard, il est calme, très calme ! Il avait très bien dîné avant la représentation, et après il a encore mieux soupé. Menu : deux douzaines d’ostende, une bouteille de champagne frappé, trois tranches de roastbeef, une salade de truffes, café et pousse-café. La religion et l’estomac soutiennent Cruchard.

« J’avoue qu’il m’eût été agréable de gagner quelque argent, mais comme ma chute n’est ni une affaire d’art ni une affaire de sentiment, je m’en bats l’œil profondément.

« Je me dis : « Enfin, c’est fini ! » et j’éprouve comme un sentiment de délivrance.

« Quand on a prononcé mon nom, à la fin, il y a eu des applaudissements (pour l’homme, mais non pour l’œuvre) avec accompagnement de deux jolis coups de sifflet partant du paradis. Voilà la vérité. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Merci de votre longue lettre sur le Candidat. Voici maintenant les critiques que j’ajoute aux vôtres : Il fallait : 1o baisser le rideau après la réunion électorale et mettre au commencement du quatrième acte toute la moitié du troisième ; 2o enlever la lettre anonyme qui fait double emploi, puisque Arabelle apprend à Rousselin que sa femme a un amant ; 3o intervertir l’ordre des scènes du quatrième acte, c’est-à-dire commencer par l’annonce du rendez-vous de Mme Rousselin avec Julien et faire Rousselin un peu plus jaloux. Les soins de son élection le détournent de son envie d’aller pincer sa femme. Les exploiteurs ne sont pas assez développés. Il en faudrait dix au lieu de trois. Puis, il donne sa fille. C’était là la fin, et, au moment où il s’aperçoit de la canaillerie, il est nommé. Alors son rêve est accompli, mais il n’en ressent aucune joie. De cette façon-là, il y aurait eu progression de moralité.