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lesquelles le Sufféte va conduire l’armée des Mercenaires du Macar au Défilé de la Hache, tout cela est dans l’historien grec.

Tout, sauf d’abord l’amour de Mâtho pour Salammbô, c’est-à-dire précisément la raison d’être du livre !

Mais surtout, — et c’est là ce qui intéresse la critique littéraire, — placez en face l’un de l’autre le texte de l’historien et celui du romancier. Prenez, par exemple entre cent autres, ces quatre passages du récit de Polybe : l’exode des Mercenaires vers Sicca (p. 420, l. 4) ; le bain d’Hannon, après la bataille, à Utique (p. 429, l. 7) ; le passage du Macar (p. 431, l. 1) ; la famine dans le défilé de la Hache (p.  441, l. 31) : chacun tient en une ligne. Nulle couleur, nul relief, nulle image ; rien que l’énonciation d’un fait, consigné, sans émotion et sans art, sur le carnet de route d’un capitaine : il n’y a là que la dépouille de la vie. Et voyez maintenant comment Flaubert a procédé. Il se borne, d’abord, à citer, presque textuellement, la maigre phrase de Polybe ; il la fixe en quelque sorte et l’assujettit solidement sur son métier. Puis il se met à la travailler. Il l’étend, la développe, l’anime, en fait surgir peu à peu un monde concret, visible, vivant ; il semble qu’il ait pris chaque mot et l’ait pressé jusqu’à en faire sortir tout ce qu’il contenait de réalité[1]. Ce travail descriptif, pur travail de développement sans doute, mais qui exige une puissance d’évocation, une richesse de coloris et une science des valeurs presque infinies, Flaubert en avait la maîtrise. Son art était, au plus haut degré, plastique et pictural et, comme le dit Fromentin, il possédait l’âme d’un visionnaire.

C’est au cours de ce travail de développement ou de reconstitution qu’interviennent les sources documentaires accessoires : autour du texte fondamental de Polybe, Flaubert a groupé une série innombrable de textes secondaires, relatifs à l’ethnographie de l’Afrique ancienne, aux costumes, à la vie publique, à l’art de la guerre, aux superstitions, aux croyances religieuses ; ils vont trouver tout naturellement leur place sur la trame fournie par Polybe ; ils apporteront la couleur, le relief, et, comme on dit, la « note vécue ». Mais ils se prêteront également à la construction d’épisodes ou de tableaux détachés, ruses de guerre ou traits de mœurs, qui ne procèdent en aucune façon du texte grec, mais que Flaubert a cru pouvoir y rattacher, sans sortir de la demi-vérité historique, parce qu’il lui a semblé possible que les choses se soient passées ainsi. L’épisode de l’aqueduc (p. 86), les lions en croix (p. 34), le stratagème employé par Spendius pour mettre en fuite les éléphants de Carthage (p. 134), la description des trésors d’Hamilcar (p. 174), le sacrifice des

  1. Cf. pages 26, 130, 196, 361.