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un vieux et beau puits orné d’un élégant couronnement de fer pour y suspendre des poulies. Des canons, cirés comme des bottes, sont rangés en ligne sur l’herbe à côté de boulets mis distinctement suivant leur calibre, comme les mètres de cailloux sur le bord des routes ; deux ou trois soldats couchés sur le dos dormaient tranquillement au soleil et sans doute rêvaient à quoi ? probablement que ce n’était ni au duc de Mercœur, qui fit bâtir le bastion de la Croix de Lorraine, maintenant délabré, ni au cardinal de Retz qui s’en évada, et pas davantage à la reine Anne qui se maria à Louis XII dans la chapelle du fer à cheval, convertie en poudrière. S’ils rêvaient, n’était-ce pas plutôt aux bonnes parties de boules que l’on faisait le dimanche après vêpres, au jour où ils apercevront le coq du clocher par-dessus les arbres de leur village ou à la payse qu’ils y ont laissée ? Il n’y a que les gens ayant pour métier de penser, qui se fourrent dans le cerveau les passions des époques disparues ; les braves gens ont assez des leurs ; ils font l’histoire — et nous, nous la lisons.

Deux ou trois hommes en chemises chantaient dans la caserne en brossant leurs habits et en polissant les boutons de cuivre avec de la craie. Au second étage, sur le rebord d’une ravissante fenêtre carrée, un pantalon rouge, étalé tout ouvert, laissait tomber ses deux jambes le long du mur, et déployait avec une impudence bête son grand pont à doublure grise.