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Letellier en compagnie du bon Multedo que j’avais retrouvé le matin dans la rue, et des docteurs Arrighi et Manfredi.


Puisque j’ai rendu compte de ma traversée de Toulon à Ajaccio avec une exactitude psychologique, digne de l’école écossaise, je puis me faire le plaisir de parler de celle du retour.

Quand nous avons quitté Bastia, le temps était superbe, la mer calme. La Corse belle me disait un dernier adieu. Pauvre Corse ! il a fallu en quitter la vue bien vite pour aller se clouer dans une étroite cabine où, le corps ployé en deux, je recevais le soleil dans la face. Là, fermant les yeux, étourdi du roulis, suant et soufflant, je m’imaginai être un fort poulet à la broche : l’astre du jour me rôtissait et je ne vous dirai pas quel jus tombait dans la lèche-frite.

Vers 5 heures du soir je me suis résigné à monter sur le pont, où je passai la nuit, enveloppé dans ce gros manteau corse que M. Cloquet avait acheté à Ajaccio. La nuit fut belle, je dormis, je rêvai, je regardai la lune, la mer ; je pensais aux peuples d’Orient qui par la même nuit regardaient les mêmes étoiles et qui s’acheminaient lentement dans les sables vers quelque grande cité, je pensais aussi à mon voyage qui allait finir, je regardais le bout du mât se balancer à droite et à gauche, j’écoutais le vent siffler dans les poulies et, à travers les écoutilles, les bruits des vomissants montaient jusqu’à moi ; j’avais pour eux le dédain du bonheur.