Page:Flaubert - Par les champs et par les grèves.djvu/447

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moine italien canonisé était à la tête du grand lit qui en occupait l’angle ; la petite fenêtre donnait sans doute sur la campagne ; la lune n’était pas encore levée, je me mis à me déshabiller, éclairé par un flambeau à l’huile placé sur une chaise près de mon chevet et dont la faible lueur néanmoins me faisait très bien voir que les draps n’étaient ni propres ni de fine toile. Je fis alors des réflexions philosophiques et je me dis que sans doute les gens qui dormaient dans ce lit-là devaient y bien dormir n’ajant ni amour contenu, ni ambition rentrée, ni aucune des passions du monde moderne. Tout cela était si loin de la France, si loin du siècle, resté à une époque que nous rêvons maintenant dans les livres, et je me demandais (tout en graissant d’huile mes cuisses rougies) si après tout, quand on voyagera en diligence, quand il y aura au lieu de ces maisons délabrées des restaurants à la carte, et quand tout ce pays pauvre sera devenu misérable grâce à la cupidité qu’on y introduira, si tout cela enfin vaudra bien mieux ; et je comparais le bruit du vent dans les arbres, celui des clochettes de chèvres sur les montagnes, au roulement des voitures dans la rue de Rivoli, au bruit des pompes à feu dans la vallée de Déville. Je me rappelais alors la baie d’Ajaccio et la molle langueur qui vous prend dans la plaine de Liamone, en vue de ces trois lacs que j’aime tant ; je me rappellerai le soleil de midi, les jours fuyants sur le tronc des hêtres, la lune le matin dans la vallée de Bocognano,