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des enfants aux bras de leurs bonnes, des bourgeois qui prenaient l’air ou allaient dîner à leur maison de campagne dans une petite voiture de famille ; tout annonçait pourtant les approches d’une ville, mais la ville reculait. Enfin n’en pouvant plus, nous sommes entrés dans un champ de blé où nous nous sommes laissés tomber par terre, fourbus, comme des rosses à bout d’haleine. Un nuage qui creva sur nous nous obligea bientôt à reprendre le sac et un quart d’heure après, Brest, grâce au ciel, montra ses toits. Le premier homme que nous vîmes en y entrant, ce fut M. Genès. Il nous avait dépassés, sans doute pendant que nous faisions halte, et il causait avec un gendarme, mais cette fois nous ne le craignions plus, nous étions arrivés, à peu près du moins, car avant d’être aux portes de Brest il faut encore descendre un faubourg, longue rue continuant la grande route et que bordent de place en place des boutiques de charcutiers ou de marchands de vin, dont les enseignes patriotiques brillent à côté de grands cabarets délabrés qui ont des salons de réunion de 100 couverts, avec des guirlandes peintes à tous leurs étages.

On s’arrêtait pour nous voir, nous en valions la peine. Poitrine nue et la chemise bouffant à l’air, la cravate autour des reins, le sac à l’épaule, blancs de poussière, hâlés par le soleil, avec nos habits déchirés, nos chaussures usées, rapiécées, nous avions une belle allure vagabonde, insolente et pleine d’orgueil ; le fer de nos souliers sonnait sur