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son caractère, mais avec toute la générosité de son cœur, et il a accumulé toutes les horreurs sur la mort de sa femme qui l’a trompé, ruiné, qui s’est livrée aux usuriers, qui a mis en circulation des billets faux, et enfin est arrivée au suicide. Nous verrons si elle est naturelle la mort de cette femme qui, si elle n’avait pas trouvé le poison pour en finir, aurait été brisée par l’excès même du malheur qui l’étreignait. Voilà ce qu’a fait l’auteur. Son livre ne serait pas lu, s’il eût fait autrement, si pour montrer où peut conduire une éducation aussi périlleuse que celle de Mme Bovary, il n’avait pas prodigué les images charmantes et les tableaux énergiques qu’on lui reproche.

M. Flaubert fait constamment ressortir la supériorité du mari sur la femme, et quelle supériorité, s’il vous plaît ? celle du devoir rempli, tandis qu’Emma s’en écarte ! Et puis la voilà placée sur la pente de la mauvaise éducation, la voilà partie après la scène du bal avec un jeune enfant, Léon, inexpérimenté comme elle. Elle coquettera avec lui, mais elle n’osera pas aller plus loin ; rien ne se fera. Vient ensuite Rodolphe qui la prendra, lui, cette femme. Après l’avoir regardée un instant, il se dit : Elle est bien, cette femme ! et elle sera à lui, car elle est légère et sans expérience. Quant à la chute, vous relirez les pages 42, 43 et 44[1]. Je n’ai qu’un mot à vous dire sur cette scène, il n’y a pas de détails, pas de description, aucune image qui nous peigne le trouble des sens ; un seul mot nous indique la chute ; « elle s’abandonna ». Je vous prierai, encore, d’avoir la bonté de relire les détails de la chute de Clarisse Harlowe, que je ne sache pas avoir été décrite dans un mauvais livre. M. Flaubert a substitué Rodolphe à Lovelace, et Emma à Clarisse. Vous comparerez les deux auteurs et les deux ouvrages ; et vous apprécierez.

Mais je rencontre ici l’indignation de M. l’Avocat impérial. Il est choqué de ce que le remords ne suit pas de près la chute, de ce qu’au lieu d’en exprimer les amertumes, elle se dit avec satisfaction : « J’ai un amant. » Mais l’auteur ne serait pas dans le vrai si, au moment où la coupe est encore aux lèvres, il faisait sentir toute l’amertume de la liqueur enchanteresse. Celui qui écrirait comme l’entend M. l’Avocat impérial, pourrait être moral, mais il dirait ce qui n’est pas dans la nature. Non, ce n’est qu’au moment de la première faute, que le sentiment de la faute se réveille ; sans cela elle ne serait pas commise. Non, ce n’est pas au moment où elle est dans l’illusion qui l’enivre, que la femme peut être avertie par cet enivrement même de la faute qu’elle a commise. Elle n’en rapporte que l’ivresse ; elle rentre chez elle, heureuse, étincelante, elle chante en son cœur : « Enfin j’ai un amant. » Mais cela dure-t-il longtemps ? Vous avez

  1. Pages 215 à 225.