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étendu sur elle le linceul, tout autre se serait arrêté, et c’est le

moment où M. Flaubert donne le dernier coup de pinceau :

« Le drap se creusait depuis ses seins jusqu’à ses genoux, se relevant ensuite à la pointe des orteils. »

Voilà la scène de la mort. Je l’ai abrégée, je l’ai groupée en quelque sorte. C’est à vous de juger, et d’apprécier si c’est là le mélange du sacré au profane, ou si ce ne serait plutôt le mélange du sacré au voluptueux.

J’ai raconté le roman, je l’ai incriminé ensuite et, permettez-moi de le dire, le genre que M. Flaubert cultive, celui qu’il réalise sans les ménagements de l’art, mais avec toutes les ressources de l’art, c’est le genre descriptif, la peinture réaliste. Voyez jusqu’à quelle limite il arrive. Dernièrement un numéro de l’Artiste, me tombait sous la main ; il ne s’agit pas d’incriminer l’Artiste, mais de savoir quel est le genre de M. Flaubert, et je vous demande la permission de vous citer quelques lignes de l’écrit qui n’engagent en rien l’écrit poursuivi contre M. Flaubert, et j’y voyais à quel degré M. Flaubert excelle dans la peinture ; il aime à peindre les tentations auxquelles a succombé Mme Bovary. Eh bien ! je trouve un modèle du genre dans les quelques lignes qui suivent de l’Artiste du mois de janvier, signées Gustave Flaubert sur la tentation de saint Antoine. Mon Dieu ! c’est un sujet sur lequel on peut dire beaucoup de choses, mais je ne crois pas qu’il soit possible de donner plus de vivacité à l’image, plus de trait à la peinture. Apollinaire[1] à saint Antoine : — « Est-ce la science ? Est-ce la gloire ? Veux-tu rafraîchir tes yeux sur des jasmins humides ? Veux-tu sentir ton corps s’enfoncer comme dans une onde dans la chair douce des femmes pâmées ? »

Eh bien ! c’est la même couleur, la même énergie de pinceau, la même vivacité d’expressions !

Il faut se résumer. J’ai analysé le livre, j’ai raconté, sans oublier une page ; j’ai incriminé ensuite, c’était la seconde partie de ma tâche ; j’ai précisé quelques portraits, j’ai montré Mme Bovary au repos, vis-à-vis de son mari, vis-à-vis de ceux qu’elle ne devait pas tenter, et je vous ai fait toucher les couleurs lascives de ce portrait. Puis j’ai analysé quelques grandes scènes : la chute avec Rodolphe, la transition religieuse, les amours avec Léon, la scène de la mort, et dans toutes j’ai trouvé le double délit d’offense à la morale publique et à la religion.

Je n’ai besoin que de deux scènes : l’outrage à la morale, est-ce que vous ne le verrez pas dans la chute avec Rodolphe ? Est-ce que vous ne le verrez pas dans cette glorification de l’adultère ? Est-ce que vous ne le verrez pas surtout dans ce qui se passe avec Léon ? Et puis, l’outrage à la morale religieuse, je le trouve

  1. Apollinaire, sic, pour Apollonius de Thyanes !